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  • Diderot et la conjecture expérimentale, ou comment concilier l’extravagance de l’enthousiaste et la prudence de l’authentique génie
  • François Pépin (bio)

Introduction : l’esprit conjectural par delà la question de la certitude

Le siècle des Lumières se méfie des hypothèses appelées par l’esprit de système, mais se développe aussi à cette époque un esprit conjectural d’un genre nouveau. Les penseurs des Lumières établissent alors des distinctions entre les types d’hypothèses, leurs fonctions et leurs usages. Ainsi, dans son Traité des systèmes, Condillac propose trois types de systèmes selon leur usage des principes : les systèmes philosophiques traditionnels reposent sur un principe abstrait posé a priori qui sert de fondement à tout l’édifice ; les systèmes physiques par hypothèses gratuites font de même à partir de prémisses posées à titre hypothétique mais jamais réellement remises en questions ; les systèmes par hypothèses légitimes ramènent les hypothèses à des faits établis, les expériences permettant à la fois de construire et de tester le système.

Mais l’intérêt du Traité des systèmes réside peut-être moins dans cette distinction générale, assez largement suivie au siècle des Lumières et dont les prémisses remontent au moins à Fontenelle, que dans la complexité et les ambivalences de la troisième catégorie. Car elle [End Page 756] englobe des modèles très différents, et avec eux des traitements de l’hypothèse très variables : au premier paradigme de Condillac, l’astronomie, valant par la manière dont on peut établir les faits servant d’hypothèses et tester ces dernières empiriquement avec une certitude quasi arithmétique, s’associent des exemples de sciences plus expérimentales, où il s’agit moins d’observer que de construire par variation une histoire expérimentale. Tel est le sens de l’histoire instrumentale et expérimentale de la pompe aspirante et de ses suites jusqu’à la pompe à air de Boyle, pris comme exemple dans le chapitre XVI. Dans cette histoire, le principe posé par Condillac contre l’esprit de système, à savoir l’explication d’un fait par un autre fait, se déploie sans se réduire au modèle des sciences physico-mathématiques. Il se distingue par là de d’Alembert, pour qui ce principe revient à la démonstration par le calcul dans un cadre physico-mathématique, ou se réduit à la mise en ordre d’un recueil de faits ne pouvant prétendre au titre de science1. Mais tout en valorisant autant la puissance heuristique de son principe que sa valeur démonstrative, et en mobilisant des exemples expérimentaux irréductibles à la physique mathématique, Condillac semble maintenir le primat de ce dernier modèle. Or c’est en le dépassant franchement que l’hypothèse peut prendre, non seulement une nouvelle portée, mais une nouvelle forme, celle de la conjecture expérimentale. C’est chez Diderot qu’on trouve la version la plus audacieuse et la plus puissante de cette libération.

Il convient de préciser qu’il n’est pas possible de stabiliser une distinction nette entre l’hypothèse et la conjecture au XVIIIe siècle. On repère plusieurs types d’hypothèses, comme on l’a vu avec Condillac, dont certains se rapprochent de ce que Diderot appelle la conjecture. En outre, Diderot varie lui-même ses expressions, et sous sa plume la conjecture n’est pas un concept défini d’une manière fixe. Pourtant, on peut repérer dans son œuvre un usage original de ce terme. Cela s’accompagne d’un déplacement du centre des préoccupations : aux déductions physico-mathématiques à partir d’observations bien établies se substitue un intérêt pour les réseaux expérimentaux plus diffus des sciences pratiques comme la chimie et la médecine, ainsi que des arts mécaniques. C’est l’une des originalités de la conjecture chez Diderot : elle ne correspond plus seulement, ni peut-être...

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