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  • Albert Cohenvariations sur un thème de Chaplin
  • Pedro Pardo Jiménez

Paru dans la Nouvelle Revue Française en 1923,1 "Mort de Charlot," d'Albert Cohen, est l'un des premiers textes à transposer à l'écriture, dans un esprit résolument littéraire, des contenus provenant du récit cinématographique—on verra plus tard pourquoi je préfère ne pas parler de novellisation—, en l'occurrence, les films tournés par Charles Chaplin pour la First National entre 1919 et 1921. Une telle hybridation s'avérait doublement innovatrice dans la mesure où, à cette date, le cinéma ne s'était pas encore imposé comme ce septième art qu'il deviendra plus tard, et que son statut au milieu des pratiques de la représentation restait incertain. Dans ces débuts des années vingt, l'avenir de l'expression cinématographique dépend en grande partie, justement, de celui d'un Chaplin—très populaire, mais en pleine évolution lui-même—que les cinéphiles évoquaient invariablement à l'heure de revendiquer les possibilités artistiques du nouveau langage visuel.2 La présence d'un personnage contemporain aussi connu que Charlot dans la revue littéraire la plus prestigieuse du moment—à côté des contributions de Proust, Valéry et Ponge qui complètent le numéro en question—, avait donc de quoi étonner, d'autant plus qu'elle était l'oeuvre d'un jeune débutant qui, à son tour, cherchait sa voie dans le monde des lettres. En 1923, Albert Cohen n'avait fait publier que Paroles juives, un recueil de poèmes cherchant à faire connaître aux chrétiens les profondeurs de l'âme juive, et "Projections ou Après-minuit à Genève," paru également dans la Nouvelle Revue Française l'année précédente.3 Ainsi que son titre l'indique, ce dernier texte témoignait déjà de la cinéphilie de l'écrivain: la description de l'ambiance d'une boîte de nuit s'y fait sous la forme d'une juxtaposition d'images qui se succèdent selon [End Page 215] le rythme intermittent des projecteurs, procédure que l'on a rattaché avec raison à des techniques cinématographiques comme le montage parallèle,4 les coupes franches et les fondus enchaînés.5 A cela s'ajoute le fait que, dans "Projections," on constate une première apparition de Chaplin, épisodique—dans un portrait dédicacé placé sur le piano d'une chambre d'hôtel—mais significative en ce qu'elle annonce déjà une admiration pour le réalisateur anglais que l'oeuvre postérieure de Cohen ne fera que confirmer: sur ce point, il est presque inévitable de rappeler que "Mort de Charlot" réapparaît presque intégralement dans le chapitre 87 de Belle du Seigneur—c'est-à-dire plus de quarante ans après—lorsque Solal, le héros du roman, se livre à ce qu'il appelle lui-même—et l'expression n'est évidemment pas gratuite—son "petit cinéma."6

Les travaux critiques, très rares, que "Mort de Charlot" a inspirés se focalisent en exclusivité sur ce dernier transfert intratextuel. Le texte n'a donc été étudié que comme la source de Belle du Seigneur, alors qu'il se construit à son tour, on l'a dit, sur une source filmique dont il tire une partie de son sens littéraire et avec laquelle il me semble in-dispensable de le confronter. C'est à cette opération que je consacrerai les pages qui suivent, dans la conviction que la description des transformations qu'Albert Cohen a fait subir aux films de Chaplin dans "Mort de Charlot" fournit des informations précieuses sur l'oeuvre globale, fortement cohésive, de l'écrivain, mais surtout sur sa poétique, dont les origines nous sont, faute de documents, presque inconnues. En plus, et même si ce n'est pas là le but premier de cet article, la confrontation de ces deux documents peut être utile dans l'étude des rapports entre littérature et cinéma dans la mesure où elle apporte un cas...

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