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XX – Quand irons-nous, Hélier, voir votre petit lac Vert? Il leva la tête, surpris. Ce nom de lac Vert les rapprocha de nouveau. Il rappela à Hélier les premiers temps de l’arrivée de Julienne, les excursions qu’ils avaient faites ensemble, au moment où il l’aidait à découvrir le Tremblant. Il possédait un camp à lui tout seul, sur les bords du lac Vert, une simple cabane où il passait des semaines entières, réparant la toiture et ajoutant à la pile de bois pour l’hiver, chassant, pêchant, flânant, fumant sa pipe. Quelquefois, il s’y rendait quand il ne pouvait plus résister à l’appel de la solitude, ou bien quand les touristes finissaient par le tanner. Il ne menait jamais personne au lac Vert. Le lac Vert était la retraite inconnue de tous. Il jouait dans sa vie le rôle d’un amour caché. Ce nom même de lac Vert donnait à sa bouche une sensation de fraîcheur, faisait dans sa mémoire une trouée parmi les ombres, était tapi en lui comme une eau dormante. Il disait généralement : «le petit lac Vert» et le sérieux Hélier avait l’impression d’un jouet conservé depuis l’enfance, à l’abri des yeux indiscrets. Il connaissait des fermiers glorieux d’une Ford qu’ils venaient [ 168 ] HÉLIER, FILS DES BOIS de payer cash, d’un moteur à fabriquer l’électricité ou d’un moulin à faire monter l’eau, d’une maison neuve dans laquelle ils auraient l’été des pensionnaires des villes: lui possédait le petit lac Vert. Personne ne pouvait bâtir sur ses bords. Il avait cloué sur un arbre un écriteau jaune vernissé portant ces mots:«Les empiétants paient l’amende.» Il n’y avait jamais entendu d’autre voix que la sienne, quand il s’adressait à Coulie, qui l’accompagnait généralement. Le lac Vert était une compensation pour les tracas que lui don­ naient ses nombreux métiers de l’été, une manière d’oublier le boucan, selon son expression. Chaque soir, assis devant la cabane, il prenait sa musique à bouche et jouait pour l’eau étendue, pour la forêt silencieuse, pour la porte ouverte de la maison respirante, pour les créatures des bois qu’il devinait proches, allongées au seuil des fourrés. L’eau seule faisait une éclaircie devant ses yeux. La forêt était intacte. Il demeurait son hôte, c’était lui qui se pliait à elle. Rien ne révélait la présence de l’homme. Hélier n’avait rien du défricheur. Faire de la terre neuve lui semblait la plus triste occupation qui fût. Il aimait autour de lui cet air de règne sauvage, où chaque arbre poursuivait solitairement sa propre aventure. Le silence se balançait dans les branches entre­ croisées. Au temps où Julienne et lui étaient en amitié, il lui avait parlé du lac Vert, et promis qu’il l’y mènerait. Il s’était imaginé qu’elle n’y tenait plus. Et voilà qu’elle lui rappelait sa promesse. Il la regarda d’un air méditatif. – Quand vous voudrez, finit-il par dire lentement. Je croyais… Il avait l’habitude de ces phrases interrompues. [3.134.78.106] Project MUSE (2024-04-26 16:09 GMT) [ 169 ] HÉLIER, FILS DES BOIS – Qu’est-ce que vous croyiez, Hélier? Il ne répondit pas, mais se contenta d’appuyer sur elle un regard d’une telle pénétration qu’elle se sentit rougir. Ce regard disait clairement que la compagnie de Renaut avait suffi ces derniers temps à occuper ses journées. Il ne lui en faisait pas reproche, et il reprit de sa voix paisible et décidée: – Nous pouvons y aller avant la nuit. Elle n’hésita pas. On était au Tremblant pour obéir à l’appel du moment. On ne suivait d’autre loi que celle de l’impulsion. Le temps se prêtait comme une source mira­ culeuse où l’on pêchait des surprises. Si la proposition fût venue de Renaut, elle l’eût probablement discutée. Mais elle se fiait à la sagesse de Hélier. Hélier appartenait à la forêt. Il ne pouvait rien entreprendre qui ne fût selon sa loi. Sa pensée avait la ligne des eaux courantes et le...

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