In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

S’ennuyer ensembl2 Du divertissement au désœuvrement JÉRÔME VOGEL Le temps qu’il fait dans les casinos. Walter Benjamin (1989: § K, 14) À en croire l’article paru le 20 mars 2005 dans la rubrique «divertissement » du quotidien américain Chicago Sun-Times, la célèbre chanteuse québécoise et vedette internationale Céline Dion n’est pas tout à fait satisfaite du public qui vient pourtant assister en masse au spectacle qu’elle donne deux cents soirs par année dans le somptueux Colosseum de l’hôtel Caesars Palace à Las Vegas. «Les gens», confie-t-elle, davantage des touristes que d’authentiques fans,«sont écœurés de tout […] et ils s’endorment sur leur siège.» Cela fait pourtant partie du métier, assure la star quelque peu blasée, et en tant que professionnelle du divertissement, il faut y être préparée1 . On pourrait dès lors se demander qui, du public ou de la chanteuse, s’ennuie le plus, ou inversement lequel ennuie le plus l’autre. Quoi qu’il en soit ici des responsabilités, il semble qu’entre Céline Dion et son public de Las Vegas, le courant ne passe pas, comme on dit, et qu’à sa place une certaine forme de lassitude et de découragement, voire d’écœurement, se communique de part en part. Et l’on songe, face à cette contagion ennuyeuse et à l’étrange communauté qu’elle inaugure, à la courte anecdote rapportée par Walter Benjamin dans ses cahiers sur les passages parisiens du XIXe siècle, celle du patient qui consulte un médecin pour cause d’ennui et à qui celui-ci suggère innocemment après l’examen d’aller voir un soir, pour se distraire un peu, le mime Debureau… «Mais docteur, répond le patient, je suis Debureau.» (1989: § D3a, 4) 1. “People come here for four days, they eat too much, drink too many free drinks, they get sick from all that, they are jet-lagged sometimes so they just sit in the seat and sleep. As an entertainer, you have to be prepared for everything when it comes to the audience here”. Les propos de la chanteuse, traduits par nous, sont cités par Miriam Di Nunzio (2005). 144 — Cahiers du gerse Las Vegas la désœuvrée Quiconque a pu flâner le long du Strip à Las Vegas aura probablement ressenti, ou simplement constaté chez les autres, cette forme d’ennui paradoxal qui contamine les grands casinos et s’étend à la mesure du divertissement, venant rôder partout où l’on entreprend de s’amuser, y compris et surtout dans la ville où la distraction est dans la démesure permanente. Devant chaque hôtel de Las Vegas, on trompe l’ennui sans relâche avec des ruses toujours plus spectaculaires , on chasse avec acharnement les temps morts et pourtant, il suffit d’assister deux fois à l’assaut des pirates dans le bassin du Treasure Island pour sentir dans l’air toute la pesanteur du désœuvrement . Ville de tous les excès, de toutes les extravagances, Las Vegas serait donc aussi, semble-t-il, celle des carences et des défauts, comme si les uns n’allaient jamais sans les autres, ou comme si justement la ville était l’endroit médiat du passage du plus au moins. «Ville du trop qui devient sans, de l’excès qui se mue en défaut, de la profusion qui tourne en privation», Las Vegas serait aussi une «Zéropolis», ainsi que l’appelle Bruce Bégout (2002: 23). Mieux: la dégénérescence par overdose de rêve comme celle à laquelle se livrent les deux énergumènes du film de Terry Gilliam (Fear & Loathing in Las Vegas, USA, 1998) constituerait non pas l’exception, mais la règle d’une telle ville. Au beau milieu du désert, celle-ci se dresserait en défi suprême à la bonne mesure, débordant sans cesse et en synchronie, à la fois d’excitation et d’apathie. S’ennuyer ensemble à Las Vegas, à l’instar des touristes entassés dans le Colosseum, serait en somme faire l’expérience paroxystique du dernier avatar des communautés désœuvrées ou désœuvrantes, et constituerait sans doute le syndrome paradigmatique de l’ère du divertissement. N’y a-t-il pas toutefois quelque vanité à chercher l’ennui là où tout le monde est censé s’amuser...

Share