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C H A P I T R E 4 DÉPENDRE DE SOI L’usage au long cours des médicaments psychotropes Philippe Le Moigne Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale, Société (CESAMES) Le discours sur la toxicomanie, sa constitution en problème social, les pratiques d’abus des substances mettent en jeu la même obligation morale. Que l’engagement à l’égard des drogues soit préventif, dénonciateur ou prosélyte, il en appelle globalement à la nécessité de promouvoir la défense, le maintien, la réparation ou l’amélioration de l’individu (Ehrenberg , 1998b). Les oppositions que suscite la prescription des médicaments psychotropes sont inscrites dans le même cadre. Elles s’alimentent à une philosophie morale argumentée à partir du sujet. La visée thérapeutique des substances pourrait laisser supposer que les notions de dépendance ou d’addiction n’ont pas ici leur place. Ce serait sans compter sans la diffusion des recours chroniques et des marques de surinvestissement dans le produit . Cet état de fait a été établi très tôt par la psychopharmacologie et imprègne depuis lors le discours des publics consommateurs. On a vu appara ître ici des modes d’explication, qu’ils émanent des sciences ou des usagers , parfaitement conformes au dualisme que sous-tend obligatoirement l’interprétation d’une pratique énoncée à partir du sujet : ou bien la« dérive » vers la chronicité et le surinvestissement est suscitée par des causes externes à l’individu (effet d’induction du produit, contrainte ou influence exercée par le milieu de vie, le prescripteur, les laboratoires pharmaceutiques , etc.), ou bien elle relève d’une tendance qui lui est imputable 92 LE MÉDICAMENT AU CŒUR DE LA SOCIALITÉ CONTEMPORAINE (trait de caractère, insuffisance personnelle, particularité de pensée, etc.). En ce sens, le premier objectif de cet article est de montrer que ces discours traversent l’ensemble de l’espace social dédié à l’usage des produits, depuis les concepteurs des médicaments et leurs prescripteurs jusqu’à leurs consommateurs. La première partie du texte est consacrée tout particulièrement à la genèse puis aux évolutions de ce discours en psychopharmacologie et psychopathologie. Mais les termes par lesquels un effet de dépendance est imputé à l’usage des médicaments psychotropes gouvernent également la pratique de prescription des produits et le destin de leur consommation. Le produit s’intègre ici à la même équation. C’est là l’objet de la seconde partie de l’article, qui a trait à un bref compte rendu d’entretiens conduits auprès d’usagers chroniques et de leurs prescripteurs. Elle vise à montrer que, à durée de recours égale, la chronicité n’engage ni la même relation au produit ni la même légitimité de recours selon qu’elle s’intègre à une définition de problèmes énoncée dans des termes environnementaux ou d’un rapport de soi à soi. Les entretiens conduisent à penser que plus l’autonomie de soi est visée par l’usager, et à la fois démentie par sa souffrance et la nécessité de la prescription, plus la chronicité de l’usage engage une relation de proximité avec le médicament, sans pour autant déboucher sur une réelle amélioration. « La dépendance aux produits » se lirait mieux chez ces usagers comme l’extension d’une dépendance d’abord exprimée à l’égard de soi. Là, comme ailleurs, la qualité chimique du produit ne suffit pas à en déterminer l’usage. Pour autant, cela n’autorise pas à dire que les consommations dites à « problèmes » n’ont pas d’épaisseur, ou que leur qualification relève d’un parti pris, d’une désignation culturelle ou arbitraire . On peut échapper à ce relativisme en observant l’économie de l’usage à partir des fondements que les usagers lui octroient et de ses éventuelles déviations au regard précisément de ces fondements. Ici, de manière surprenante à première vue, c’est l’économie de la dépression qui entretient le rapport le plus contradictoire avec la mise en œuvre de la thérapeutique. Cela se comprend, comme on le verra, si on considère que ces patients mettent au premier plan l’organisation problématique de leur subjectivité (Ehrenberg, 1998a). En vue de développer l’ensemble de cet argument, on cherchera d’abord à montrer comment la psychiatrie a tenté de...

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