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CHAPITRE 7 Lieux de mémoire et territoires d’appartenance d’une population déracinée Les espaces de ressourcement des Pieds-Noirs Stéphanie Tabois ICoTEM Université de Poitiers Par la signature des Accords d’Évian en 1962, la France libère l’Algérie d’une tutelle qu’elle lui imposait depuis plus de 130 ans. Les Européens vivant jusqu’alors dans ce département français doivent, pour ceux qui n’ont pas encore fui, faire face à l’urgence et quitter précipitamment leur sol natal, abandonnant ainsi un pays dans lequel nombre d’entre eux avaient fait souche depuis plusieurs générations. Pour certains de ces «exilés-victimes1», en particulier pour les descendants des néo-Français, ces Européens, souvent issus du pourtour méditerranéen, dont les ascendants s’étaient établis en Algérie après la conquête du territoire par la France, l’arrivée dans l’Hexagone constitue le premier véritable contact avec le sol métropolitain. Quelles que soient les trajectoires biographiques de chacun, le départ est toujours vécu de manière traumatisante et met à mal les identités individuelles de ces Français d’Algérie dont la plupart voulaient encore croire à une issue du conflit qui leur fut favorable. Arrachés à leur territoire, les Pieds-Noirs portent sur l’Algérie un regard comparable à celui qui nourrit le rapport qu’entretiennent les exilés avec 1. Selon l’expression de Jacques Barou. leur pays d’origine. Cependant, les Pieds-Noirs constituent un groupe de déracinés sui generis dans la mesure où, aujourd’hui encore, ils continuent à se penser, pour la plupart d’entre eux, comme exilés dans leur propre patrie. Joël Bonnemaison le rappelle:«quand un groupe est déterritorialisé, déracin é, le seul moyen qui reste pour survivre est de se constituer un nouveau territoire afin de maintenir une cohérence identitaire propre au groupe» et, en ce sens, les Français d’Algérie se voient contraints de jalonner leur espace d’appartenance hic et nunc. Dans Les cadres sociaux de la mémoire, Halbwachs (1994) établit que la pensée sociale est essentiellement une mémoire et que, par ailleurs, pour durer, celle-ci doit s’attacher à quelques points du sol. Ces espaces d’ancrage, indispensables à la survie de la communauté, sont rendus visibles par la présence d’objets concrets pensés comme des marqueurs territoriaux, ratifiés individuellement ou collectivement. Le territoire des Pieds-Noirs est mouvant, fait d’occupations éphémères, appartenant aussi bien à l’espace public qu’au domaine privé, procédant à la fois du matériel et du symbolique. Il s’agit alors de refuser de substantialiser le territoire et de saisir quelques-unes des modalités d’appropriation de l’espace dans leur émergence, leurs surgissements toujours singuliers. Il est nécessaire de distinguer entre le marquage des lieux dans l’espace public et le déploiement de soi dans la sphère privée avant de montrer dans quelle mesure le territoire des Pieds-Noirs, instance productrice d’un sentiment d’appartenance, peut revêtir des formes immatérielles. 1. UNE TRACE DE SOI DANS L’ESPACE NATIONAL Lieu de l’entre-soi, les associations pieds-noires permettent à leurs membres de maintenir un espace de retrouvailles et, pour un temps, de reprendre contact avec des manières d’être et de faire. Les souvenirs s’y répètent jusqu’à s’y cristalliser, ils s’y confrontent, s’interprètent réciproquement, contribuant à raffermir l’identité communautaire. Le sentiment d’appartenance à une minorité détentrice d’une mémoire souterraine2 conduit les Pieds-Noirs à se montrer particulièrement méfiants et suspicieux à l’égard des détenteurs de la mémoire nationale officielle. Ils désavouent la plupart des démarches commémoratives institutionnelles, 150 Génies des lieux 2. Pollak (1993, p. 18). [18.218.38.125] Project MUSE (2024-04-26 14:34 GMT) considérant qu’elles proposent une vision opprimante et destructrice de leur mémoire. Seules les initiatives pieds-noires trouvent grâce aux yeux des membres du groupe3. De nombreuses associations se trouvent ainsi à l’origine de l’institution de lieux de mémoire. Les projets mis en œuvre visent à faire sien un espace du sol métropolitain et à revendiquer une histoire propre à la communaut é des Français d’Algérie. Ce faisant, les Pieds-Noirs impriment matériellement leur...

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