In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

QU’ATTENDRE DES POLITIQUES DU PARDON ? Sandrine Lefranc [13.58.247.31] Project MUSE (2024-04-26 04:48 GMT) Que peut-on attendre de politiques inspirées par la figure du pardon ? La seule association de ces termes semble absurde. Si, pourtant, on en attend quelque chose, c’est que le problème, souvent posé par les restes d’un passé de violence, n’a été ni effacé par un changement politique ou par le passage du temps, ni résolu par des politiques plus humbles ou plus ordinaires, celles par exemple qui, relevant de la simple justice, se fondent sur l’individualisation et, le cas échéant, la sanction des violents. Si le problème demeure, ou s’il resurgit, c’est d’abord sous la forme de mobilisations politiques – que d’aucuns appellent mobilisations « victimaires », trop souvent pour dénoncer, depuis la position du juge de la moralité des pratiques davantage que depuis celle de l’observateur, l’instrumentalisation d’une souffrance passée. Ces mobilisations rassemblent les victimes, leurs proches et ceux qui s’identifient à leur cause, dans un même refus de l’« oubli », des amnisties, mais aussi parfois, à l’instar des Mères de la place de Mai en Argentine1, les commémorations et les réparations. La description qu’en fait Maurice Halbwachs, en même temps qu’elle donne une idée du processus de construction et de délitement d’une mémoire « collective », est une évocation frappante du caractère embarrassant de ces mobilisations : Un homme qui se souvient seul de ce dont les autres ne se souviennent pas ressemble à quelqu’un qui voit ce que les autres ne voient pas. C’est, à certains égards, un halluciné, qui impressionne désagréablement ceux qui l’entourent. Comme la société s’irrite, il se tait, et à force de se taire, il oublie les noms qu’autour de lui personne ne prononce plus. La société est comme la matrone d’Éphèse, qui pend le mort pour sauver le vivant (Halbwachs, 1994 (1925), p. 167). Est-ce que ce sont ces « hallucinés », dont on dit souvent qu’ils sont enfermés dans le particularisme de leur plainte et à qui le statut de victime tiendrait lieu d’identité à part entière, qui sont le problème ? Ou ne font-ils que le poser ? Si c’est le cas, le problème est ailleurs : dans les inévitables difficultés d’une coexistence entre des groupes sociaux marqués par le passé (que le stigmate soit politique, culturel, religieux, etc.), ou dans les inégalités sociales qui souvent actualisent ces stigmates. Mais on peut aussi en situer la cause dans l’éternelle difficulté du politique à donner la juste place au 1. Du moins le groupe dirigé par Hebe de Bonafini. 52 Le devoir de mémoire et les politiques du pardon conflit, difficulté qui explique que dans les cités grecques les autorités réfrénaient , déjà, l’expression publique du deuil maternel. Nicole Loraux en déduit, dans la belle étude qu’elle a consacrée à ce contingentement des« pleureuses », le « refus de la mémoire lorsque celle-ci se voudrait gardienne des ruptures et des brèches : la cité veut vivre et se perpétuer sans discontinuit é» (Loraux, 1990, p. 21) ; le politique veut ignorer le conflit, dont il est pourtant pétri. Cette première question n’a pas, comme beaucoup de celles qui suivront, de réponse définitive. Le problème, qu’on le situe dans les mobilisations victimaires ou dans ce qu’elles révèlent, a resurgi ou est demeuré, dans tous les lieux ou presque qui ont été confrontés à la violence ou à l’injustice, que l’on soit confronté aux legs des régimes autoritaires, des colonisations et décolonisations, ou d’autres formes de violence d’État, la guerre, la guerre civile. D’innombrables réponses y ont été apportées. Mon propos part d’un « lieu » précis : les dictatures et ce qu’il en reste, un an, dix ans, vingt ans après qu’elles ont été remplacées par des démocraties, à la pointe sud du continent américain notamment. Le problème se pose là-bas sous une forme particulière : on y cohabite avec le bourreau de son père, sinon avec le sien propre. À l’extrême nord, le problème n’est pas tout...

Share