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L’étranger arriva au village quand les rivières s’étaient déjà asséchées. Les animaux se mouraient, les oiseaux tombaient du ciel. La terre ressemblait à une curieuse mappemonde striée de crevasses et ornée de losanges. Les anciens, assis sur leur grabat sous les arbres morts, regardaient le chaume se faner au soleil et les squelettes de poissons calciner dans le lit de la rivière. La poussière, arrachée du sol aride par des tourbillons maléfiques, se déposait sur le visage de tous ceux qui étaient dehors, et s’introduisait dans leurs yeux, leur nez, leur bouche, pour leur rappeler que la mort les guettait. L’étranger arriva à pied, en poussant sa bicyclette. — Mes amis, pourquoi avez-vous tous l’air si triste ? demanda-t-il. Sa voix calme et douce eut l’heur de les réconforter. — Nous possédions tant de choses, commença l’un des vieillards, peinant à avaler sa salive. Mais nous avons tout perdu. Plus rien ne pousse. De la main, il désigna les jachères, puis les vaches qui gisaient à côté de leurs pieux, à l’agonie, sous les arbres blanchis par la sécheresse. — Nos morts sont nombreux. Les quelques enfants qu’il nous reste en sont réduits à manger de la poussière. Une obscurité aveuglante 200 Le Bonheur et autres troubles — Avant, on trouvait ici des scarabées, des racines. Hier encore, les enfants ont pu attraper un crapaud, qu’ils ont mangé. Mais leur repas habituel, c’est la poussière, et le sol se durcit de jour en jour. Nous n’attendons plus que la mort. — Tous les jeunes ont déserté le village. L’étranger plongea la main dans un panier et en sortit une flûte, dont il se mit à jouer. Soudain, les arbres leur apparurent reverdis et le ciel, ce blanc et brûlant linceul, de nouveau bleu. Il leur sembla que le souffle pourtant ardent du vent rafraîchissait leurs visages. Ils crurent entendre le ramage des oiseaux. On aurait dit que leur désespoir s’était envolé, mais des larmes roulèrent sur le visage de celui qui avait parlé le premier. Un autre patriarche secoua un enfant qui dormait près de lui. — Emmène cet homme à la hutte. Qu’on lui fasse du thé, avec l’eau qu’on y trouvera. Le jeune garçon, clair de peau, les yeux roses, considéra l’étranger. Ses yeux se remplirent de larmes. De la main, il les abrita du soleil. — Allez, va! ordonna l’homme. Qu’est-ce qui te prend? Le jeune garçon se leva avec hésitation et enfila ses sandales. Marchant devant l’étranger, il se retournait vers lui, puis, comme s’il fut soudain saisi de crainte, il accéléra le pas vers la hutte, ombragée par un acacia. Il se tassa contre l’embrasure et pointa l’intérieur, d’où sortait un claquement régulier. L’étranger entra. Il scruta les ténèbres qui régnaient dans la hutte. Seuls quelques charbons rougeoyaient et les volutes de vapeur chuintaient dans un coin. Une main douce se saisit de la sienne. Une jeune fille le fit avancer à l’intérieur. Le claquement cessa. — Haan? Qui va là? demanda un filet de voix inégal. Parle plus fort. Je n’entends plus très bien, tu sais. Viens ici, mon enfant, laisse-moi voir. Emmène-le ici. Il se tenait debout à côté du métier à tisser, mais sans voir la vieille femme qui venait de parler. Deux mains émergèrent [18.217.203.172] Project MUSE (2024-04-26 08:49 GMT)  201 des ténèbres et se mirent à tâter son visage. Soudain, elles suspendirent leur examen. — Qu’est-ce que tu veux? demanda la vieille d’une voix tout à coup plus dure et plus sévère. — Ils m’ont dit de venir te voir, Mère. Qu’est-ce que tu tisses comme ça, dans le noir? — D’où viens-tu? Il montra l’embrasure de la porte. La jeune fille murmura quelque chose à la vieille femme. — Tu veux savoir ce que je tisse? Viens voir toi-même! La jeune fille prit la main de l’étranger et la passa sur la trame, comme un élève qui lit, à l’école, en s’aidant de son doigt. — Qu’est-ce que tu vois? demanda la vieille. — Je vois une...

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