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Encore aujourd’hui, il m’arrive de me réveiller à quatre heures du matin, étreint par l’angoisse d’avoir dormi trop longtemps; d’imaginer que mon père m’attend dans la pièce au bas de l’escalier sombre, ou bien que les hommes en route pour le rivage lancent des cailloux contre ma fenêtre, qu’ils soufflent dans leurs mains et tapent vivement du pied sur la terre gelée. Il y a des fois où, tout engourdi de sommeil, je me surprends à marmonner et à chercher à tâtons mes chaussettes, alors que je suis seul, tout bêtement, que personne n’attend au pied de l’escalier et qu’aucun bateau ne mouille, impatient, dans les eaux de la jetée. Dans de tels moments, seuls les mégots grisâtres du cendrier trop plein à côté de mon lit trahissent l’agonie récente d’une cigarette tandis qu’ils attendent en silence que j’écrase leur nouveau compagnon. Alors, cette hantise que j’ai de la mort me pousse à m’habiller à la hâte, à m’éclaircir vigoureusement la voix et à ouvrir les deux robinets du lavabo pour m’étourdir d’un tapage futile. Un peu plus tard, je sors et fais le kilomètre qui me sépare du restaurant ouvert toute la nuit. L’hiver, ce parcours est glacial et souvent j’ai les larmes aux yeux quand je franchis la porte d’entrée. Et presque toujours la serveuse, quand elle me voit, a un petit frisson de sympathie : Chapitre 17 le bateau* Alistair MacLeod« Eh! ben, ça doit être vraiment froid dehors; vous avez les larmes aux yeux. - Oui, dis-je, pour être froid, c’est vraiment froid. » Puis nous – les trois ou quatre habitués de ce genre d’endroit à pareille heure – tenons des propos sans intérêt, mais sur un ton réconfortant, jusqu’à la venue tardive de l’aube. Alors, j’avale mon café au goût invariablement amer et je pars en coup de vent, car il est grand temps de me demander si je suis en retard, si j’ai une chemise propre à enfiler, si ma voiture va démarrer et tous ces petits détails dont il faut se soucier quand on enseigne dans une grande université du Midwest. Je sais très bien, à ce moment-là, que ce jour passera comme tous les autres des dix dernières années. Car l’appel, les voix, les silhouettes et le bateau n’existent pas vraiment, là, dans la grisaille du matin; j’ai les indices d’une réalité rassurante pour le prouver. Ce ne sont que des ombres et des échos, les animaux qu’une main d’enfant projette sur le mur à contre-jour, que des voix provenant du tonneau d’eau de pluie ou les chutes d’un vieux film en noir et blanc. La réalité du bateau m’est apparue pour la première fois de la même façon et presque en même temps que j’ai pris conscience des gens qui en dépendaient. Le premier souvenir que je conserve de mon père est celui de ses gigantesques bottes en * Nouvelle parue dans Alistair MacLeod, , nouvelles traduites de l’anglais pas Florence Bernard, Saint-Laurent, L’instant même, 1994, p. 129-55. Reproduit avec la permission des éditions de L’instant même. 252 Introduction aux études canadiennes caoutchouc, que je voyais du sol, lorsque soudain j’ai été soulevé pour me retrouver la figure pressée contre ses joues rugueuses. Je me rappelle combien cela goûtait le sel et combien il sentait le sel, de ses bottes jusqu’à ses cheveux blancs et hirsutes. J’étais encore tout petit quand il m’a emmené faire mon premier tour en bateau. J’ai fait le demikilom ètre qui séparait notre maison du quai sur ses épaules, et je me souviens du bruit de ses bottes en caoutchouc lorsqu’il caracolait lourdement sur les galets de la plage, de l’air de la petite chanson paillarde qu’il avait l’habitude de chanter, et de l’odeur du sel. Le plancher du bateau était imprégné de cette même odeur, si persistante que je ne me rendais pas compte du dépaysement. Nous avons fait notre petite virée dans le port et nous sommes revenus. Mon père a amarré le bateau, il a attaché la poupe à sa bitte d’amarrage et...

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