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90 L'EXPÉRIENCE QUOTIDIENNE AU TRAVAIL, EN FAMILLE, À LA VILLE Certaines femmes demandent en effet à travailler toujours le matin, d'autres, moins nombreuses, voudraient travailler toujours le soir. Aucune ne saurait dire ce qui lui conviendrait réellement le mieux, car elles perdent en «vie de famille »ce qu'elles gagnent en temps domestique et réciproquement. Cela dépend en outre du moment de l'histoire familiale, de l'âge des enfants, comme le montrent les trajectoires individuelles et familiales.«J'ai demandé, dit Marie-Thérèse, à faire le soir seulement, ça ne gênait en rien l'usine, vu que je faisais quand même mes huit heures, on me l'a refusé,j'avais deux bébés... ça gênait l'organisation du travail! ». Situation impossible, que l'alternance dans sa dureté rend toutefois possible, à condition de vivre sur le rythme de la quinzaine et non de la semaine comme tout le monde. L'unité devient la quinzaine et non la semaine : « On y trouve son compte en vivant une moitié double chaque semaine ». Dans la production, elles s'organisent pour finir le travail un peu avant l'heure afin de reprendre des forces dans un lieu pour être en mesure d'affronter l'autre. Les employeurs le sachant, peuvent quand ils le veulent, s'accaparer ce temps en augmentant la charge de travail. Pour assurer le travail domestique , elles prélèvent un maximum d'instants dans le travail salarié. Mais ce qu'elles gagnent à être bonne mère, elles le perdent en prime d'assiduité ou en prime de mérite. Pierrette leformule ainsi :« Quand les gosses sont malades, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui manque, pour moi, je perds la prime d'assiduité, pour mon mari, c'est plus difficile de garder les gosses malades que pour moi, alors c'est chaque fois moi qui reste ». Dans l'espace-temps du travail salarié, le corps garde en mémoire les pratiques inscrites en fatigue, en maladie, en accident , en « habitus » de classe et de sexe. Le maquillage et lesvêtements sont là pour faire oublier l'autre corps au travail, le corps domestique. Ce corps assure toutes les médiations, par lui passent toutes les pratiques. À l'usine, les femmes parlent et gèrent lamaison , élaborent leurs projets, celui d'accéder à la propriété. « Elles se montent le coup », dira le chef de service-logementde l'entreprise , elles parlent des gosses, des achats... Elles se racontent leur corps infatigable et leur corps fatigué : « elles disent qu'elles font tout à fond maisje me demande si c'est réellement vrai »,confie Marie-Thérèse. LA GESTION ORDINAIRE DE LA VIE EN DEUX 91 Pourtant c'est là, au travail, qu'elles entretiennent entre elles, chacune contre elle-même et les autres, l'imaginaire de la parfaite maîtresse de maison, de la femme sublime, cet imaginaire qui est aussi une manifestation des rapports entre les sexes, sa part symbolique. C'est à celle qui en ferait le plus, comme s'il fallait compenser par ces paroles la mauvaise conscience, entretenue de toute part, de « laisser la maison et les enfants ». Les photos ont permis de constater que les femmes «lâchent sur le domestique » ; elles laissent les lits défaits, la table de cuisine non desservie, les carreaux sales, sans que la maison aille pour autant à la dérive, mais elles n'osent pas le revendiquer comme une conquête personnelle sur l'imposition du Propre Total. L'imposition du Propre Total paraît encore plus lourde dans la maison individuelle, comme si l'objet lui-même exigeait plus de soins et plus d'attention . Son prix s'ajoute à la dette sans fin du travail domestique. Le refus de la perfection domestique, n'est-ce pas là une forme de résistance, ce par quoi les femmes activesparviennent à freiner l'engloutissement de leur corps dans l'inachèvement domestique rendu plus implacable dans la maison individuelle?Il y faut toutefois l'alibi du travail salarié à l'extérieur. C'est à ce prix, semble-t-il, qu'une rupture peut s'établir dans l'engrenage des pratiques. Cela ne transforme pas pour autant les rapports de sexe dans la famille, puisque le poids de la charge mentale ne cesse de leur incomber, malgré un éventuel partage des tâches. De même, le fait de rogner du temps sur le temps du travail salarié au...

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