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CHAPITRE V TRADUCTION ETSAVOIR, TRADUCTION ETPOUVOIR On peut dire que les enjeux déclarés de la traduction sont indissociablement liés aux intérêts de lapersonne qui décide d'entreprendre ce genre d'activité, à ceux du «commanditaire » ou des deux à la fois, et sont ancrés dans un contexte social et culturel essentiellement dominé au XIIe siècle par l'institution ecclésiastique (au siècle suivant, c'est la figure du roi qui domine), les rapports hiérarchiques imposés par celle-ci et l'idée selon laquelle la pratique de l'écriture (dont la traduction fait partie) et plus généralement la création ne sont envisagées qu'en tant qu'émulation de modèles canoniques (d'où des modalités d'acquisition du savoir fondées sur la citation et le commentaire ). Pouvoir et savoir sont donc au cœur d'une activité traduisante par ailleurs tributaire d'un certain nombre de contingences dont les plus marquantes pour cette époque résident sans aucun doute dans les rapports entre langue vernaculaire et langue savante, ainsi que dans le caractère limité des ressources expressives de ces dernières. Il convient par ailleurs de bien interpréter le mot «enjeu » comme possibilité de «gain » ou de«perte» (ou des deux à la fois): il n'est pas sûr en effet que le bouleversement des connaissances (aussibien dans lechamp de l'astronomie que dans ceux de la médecine ou de la philosophie) provoqué dans le monde latin par l'importation massive d'un savoir marqué par une certaine mixité culturelle (les Arabes ayant adapté, revu et corrigé le savoir grec ancien, par le biais quelquefois de versions intermédiaires, syriaques entre autres) ait forcément été perçu de manière favorable par les lettrés de 143 CHAPITREV TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTION ET POUVOIR On peut dire que les enjeux declares de la traduction sont indissociablement lies aux interets de la personne qui decide d'entreprendre ce genre d'activite, aceux du «commanditaire» ou des deux ala fois, et sont ancres dans un contexte social et culturel essentiellement domine au xne siec1e par l'institution ecclesiastique (au siecle suivant, c'est la figure du roi qui domine), les rapports hierarchiques imposes par celle-ci et l'idee selon laquelle la pratique de l'ecriture (dont la traduction fait partie) et plus generalement la creation ne sont envisagees qu'en tant qu'emulation de modeles canoniques (d'ou des modalites d'acquisition du savoir fondees sur la citation et Ie commentaire ). Pouvoir et savoir sont donc au cceur d'une activite traduisante par ailleurs tributaire d'un certain nombre de contingences dont les plus marquantes pour cette epoque resident sans aucun doute dans les rapports entre langue vernaculaire et langue savante, ainsi que dans Ie caractere limite des ressources expressives de ces dernieres. II convient par ailleurs de bien interpreter Ie mot «enjeu» comme possibilite de «gain» ou de«perte» (ou des deux ala fois): il n'est pas sur en effet que Ie bouleversement des connaissances (aussi bien dans Ie champ de l'astronomie que dans ceux de la medecine ou de la philosophie) provoque dans Ie monde latin par l'importation massive d'un savoir marque par une certaine mixite culturelle (les Arabes ayant adapte, revu et corrige Ie savoir grec ancien, par Ie biais quelquefois de versions intermediaires, syriaques entre autres) ait forcement ete per<;u de maniere favorable par les lettres de 143 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI cette époque. En d'autres termes, pendant cesannées que la distance historique a autorisé à qualifier de «renaissance du XIIe siècle», les dépositaires «officiels » du savoir (c'est-à-dire les lettrés latins) furent, semble-t-il, partagés entre les bénéfices que cesnouveaux savoirs représentaient pour l'avancement des connaissances et les risques que ces «nouveautés»scientifiques ou philosophiques représentaient pour la culture établie et«officielle» de l'époque, la culture latine, faite d'un certain nombre de «valeurs sûres», les auctoritates. Ce que les réalisations des lettrés du XIIe siècle laissent également apparaître, c'est une certaineambivalence vis-à-vis de la pratique traductionnelle :le travail de ré-énonciation inhérent à celle-ci est déclaréet assumé en tant que pratique d'appropriation (on déclare ouvertement, comme le fait Hermann le Dalmate, transformer des «écrits arabes » en «écrits latins » ou, comme le fait Robert de Chester, au nom des conventions en usage dans la culture latine, sabrer dans une œuvre jugée trop prolixe),en même temps qu'est, au nom du principe de la littéralité, préserv ée la matérialité et, partant, l'altérité du texte à traduire (au XIIe siècle, on translittère abondamment de l'arabe, tandis qu'au XIIIe , comme l'ont montré, entre autres, les travaux de Millâs Vallicrosa, la syntaxe de la production alphonsienne est à ce point inféodée à la syntaxe arabe qu'une bonne connaissance de cette dernière est indispensable pour appréhender le sens des textes alphonsiens. Mais ce principe fondateur de la pratique traductionnelle, la littéralité, apparaît moins comme une contrainte que comme une donnée de base adaptable au contexte dans lequel s'inscrivent les travaux:élément d'uniformisation des pratiques au XIIIe siècle, elle apparaît au siècle préc édent comme un alibi autorisant dans les faits toutes les manipulations et tous les apprêts possibles. Traduction et appropriation Ce que laisse voir avant tout l'œuvre des traducteurs latins et alphonsiens, c'est la dualité inhérente à la pratique de la traduction , dualité par laquelle celle-ciest à la fois remplacement et création . Paradoxale, cette dualité est au cœur du traduire comme des réflexions entourant cette pratique. Lui est consubstantielle 144 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI cette epoque. En d'autres termes, pendant ces annees que la distance historique a autorise a. qualifier de «renaissance du xne siEde », les depositaires «officiels» du savoir (c'est-a.-dire les lettres latins) furent, semble-t-il, partages entre les benefices que ces nouveaux savoirs representaient pour l'avancement des connaissances et les risques que ces «nouveautes» scientifiques ou philosophiques representaient pour la culture etablie et«officielle» de l'epoque, la culture latine, faite d'un certain nombre de «valeurs stires», les auctoritates. Ce que les realisations des lettres du xne siecle laissent egalement apparaitre, c'est une certaine ambivalence vis-a.-vis de la pratique traductionnelle: Ie travail de re-enonciation inherent a. celle-ci est declare et assume en tant que pratique d'appropriation (on declare ouvertement, comme Ie fait Hermann Ie Dalmate, transformer des «ecrits arabes» en «ecrits latins» ou, comme Ie fait Robert de Chester, au nom des conventions en usage dans la culture latine, sabrer dans une reuvre jugee trop prolixe), en meme temps qu'est, au nom du principe de la litteralite, preservee la materialite et, partant, l'alterite du texte a. traduire (au xne siecle, on translittere abondamment de l'arabe, tandis qu'au XnIe , comme l'ont montre, entre autres, les travaux de Millas Vallicrosa, la syntaxe de la production alphonsienne est a. ce point infeodee a. la syntaxe arabe qu'une bonne connaissance de cette demiere est indispensable pour apprehender Ie sens des textes alphonsiens. Mais ce principe fondateur de la pratique traductionnelle, la litteralite, apparait moins comme une contrainte que comme une donnee de base adaptable au contexte dans lequel s'inscrivent les travaux: element d'uniformisation des pratiques au xme siecle, elle apparait au siecle precedent comme un alibi autorisant dans les faits toutes les manipulations et tous les apprets possibles. Traduction et appropriation Ce que laisse voir avant tout I'reuvre des traducteurs latins et alphonsiens, c'est la dualite inherente a. la pratique de la traduction , dualite par laquelle celle-ci est a. la fois remplacement et creation . Paradoxale, cette dualite est au creur du traduire comme des reflexions entourant cette pratique. Lui est consubstantielle 144 [18.217.116.183] Project MUSE (2024-04-26 14:07 GMT) TRADUCTION ET SAVOIR,TRADUCTION ETPOUVOIR la notion de réappropriation, le terme d'appropriation pouvant être entendu ici non seulement comme désignant l'action de faire sienne et de s'attribuer une propriété, soit concrètement, soit de manière abstraite, mais aussi comme renvoyant à l'action d'approprier, c'est-à-dire de «rendre propre, convenable à un usage, à une destination67». Cette réappropriation du texte par la subjectivité du traducteur connaît diverses modalités qui ont été récemment analys ées par Barbara Folkart pour qui elles peuvent être ramenées à trois types ou genres, qui sont celui de la «traduction mimétique », celui de la «traduction-confiscation» et celui de la«création traductionnelle» (1991: 399). De la première, il est dit qu'elle constitue «un degré zéro de la réappropriation, en ce sens que la visée (la "politique") du traducteur est celle de la transparence, c'est-à-dire de la réplication »(p. 401); en tant que pratique d'imitation, la traduction mimétique peut aller jusqu'à ériger en absolu la notion d'«original» qui incarne alors «non seulement la pré-condition mais la finalité de la traduction» (p. 400), a dès lors une fonction d'étalon par rapport au texte d'arrivée68 . La deuxième forme de ré-appropriation du texte par la subjectivité du traducteur, la «traduction-confiscation», apparaît, quant à elle, « dès que la politique du ré-énonciateur entre en conflit avec celle de l'énonciateur» (p. 413) et opère un détournement qui peut porter sur la poétique du texte de départ ou sur son idéologie69 . Contrairement à ces deux formes de réappropriation, la troisième, baptisée «création traductionnelle », donne lieu non plus à une réplique ou à un détournement esthétique ou idéologique du texte original, mais bien à un «prolongement du processus créateur [...] une (nouvelle) énonciation qui seveut écriture directe »(p.420) ;elle s'applique en particulier à certaines formes de traduction poétique. La question de savoir dans quelle mesure cesmodalités de réappropriation du texte par la subjectivité du traducteur constituent 67. Le Robert 1, Dictionnaire de la langue française. 68. Sont distinguées, au sein de cette modalité que constitue la «traduction mimétique»,trois tendances ou « versants »,dont le premier est qualifié de scientifiquee ou cognitif, le deuxième d'éthique et le troisième de viscéral (Folkart, 1991:401-407). 69. Barbara Folkart emploie dans le premier cas l'appellation déversant esthétique et dans le second, celle de versant idéologique (pp. 413,414). 145 TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTION ET POUVOIR la notion de reappropriation, Ie terme d'appropriation pouvant etre entendu ici non seulement comme designant l'action de faire sienne et de s'attribuer une propriete, soit concretement, soit de maniere abstraite, mais aussi comme renvoyant a. I'action d'approprier, c'est-a.-dire de «rendre propre, convenable a. un usage, a. une destination67». Cette reappropriation du texte par la subjectivite du traducteur connait diverses modalites qui ont ete recemment analysees par Barbara Folkart pour qui elles peuvent etre ramenees a. trois types ou genres, qui sont celui de la «traduction mimetique », celui de la «traduction-confiscation» et celui de la«creation traductionnelle» (1991: 399). De la premiere, il est dit qu'elle constitue «un degre zero de la reappropriation, en ce sens que la visee (la "politique") du traducteur est celle de la transparence, c'est-a.-dire de la replication» (p. 401); en tant que pratique d'irnitation, la traduction mirnetique peut aller jusqu'a eriger en absolu la notion d'« original» qui incarne alors «non seulement la pre-condition mais la finalite de la traduction» (p. 400), a des lors une fonction d'etalon par rapport au texte d'arrivee68 • La deuxieme forme de re-appropriation du texte par la subjectivite du traducteur, la «traduction-confiscation», apparait, quant a elle, «des que la politique du re-enonciateur entre en conflit avec celle de l'enonciateur» (p. 413) et opere un detournement qui peut porter sur la poetique du texte de depart ou sur son ideologie69 • Contrairement a ces deux formes de reappropriation, la troisieme, baptisee «creation traductionnelle », donne lieu non plus a une replique ou a un detournement esthetique ou ideologique du texte original, mais bien a un «prolongement du processus createur [...] une (nouvelle) enonciation qui se veut ecriture directe» (p. 420); elle s'applique en particulier a certaines formes de traduction poetique. La question de savoir dans quelle mesure ces modalites de reappropriation du texte par la subjectivite du traducteur constituent 67. Le Robert I, Dictionnaire de la langue franr;aise. 68. Sont distinguees, au sein de cette modalite que constitue Ia «traduction mimetique», trois tendances ou «versants», dont Ie premier est qualifie de scientifique ou cognitif, Ie deuxieme d'ethique et Ie troisieme de visceral CFoIkart, 1991: 401-407). 69. Barbara Folkart emploie dans Ie premier cas l'appellation deversant esthetique et dans Ie second, celIe de versant ideologique (pp. 413, 414). 145 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI des « modèles »applicables aux travaux latins et alphonsiens est fondamentale :elle pose en effet le problème de l'«indéfinition » (Berman, 1988:27) ou, si l'on préfère,de l'indétermination de la traduction à cetteépoque. On sait en effet que le « réseau scripturaire » (Berman,1988: 28) dans lequel se meut la traduction au Moyen Âge ne permet pas de distinguer cette pratique des autres formes de production écrite, celles-ci comme celle-là revêtant la forme obligée du réarrangement textuel d'un matériau existant. Cette «indéfinition »théorique (la traduction n'est pas « pensée » comme une opération suigeneris, un genre à part entière) sedouble d'une indéfinitionpratique fondéesur le phénom ène de la diglossie des lettrés: ils sont en quelque sorte« traduisants70» pour tous leurs travaux d'écriture, immergés dans une langue, le latin, qui n'est pas leur langue maternelle. Et même si les lettrés du XIIe ou du XIIIe siècle n'ont guère«pensé» leur pratique, on peut cependant, avec toutes les réserves qu'imposé la distance à la fois temporelle et culturelle qui sépare l'observateur moderne des travaux médiévaux, envisager leur pratique comme un acte de réappropriation. Au XIIe siècle, le caractèrede «reconquête culturelle»visant la récupération d'un savoir dans lebut «officiel »de servir l'Église pose d'une manière éloquente et déclarée la natureconflictuelle du rapport existant entre la politique du ré-énonciateur (les lettrés du XIIe ) et celle de l'énonciateur (les auteurs et commentateurs arabes). À la même époque, les travaux patronnés par Pierre le Vénérable et dont les visées apologétiques sont claires (la traduction du Coran n'ayant d'autre but que de dénoncer l'hérésie de la doctrine islamique et de lutter contre celle-ci) se fondent sur une stratégie déclarée de confiscation. Pareille« saisie », étant donné l'horizon politique et culturel sur lequel se projettent ces travaux, apparaît comme la seule voie d'accès possible aux écrits scientifiques et philosophiques hérités des arabes. On peut dire que cette stratégie constitue même la condition sine qua non des travaux latins, le seul biais possible pour justifier que soient lus, étudiés et traduits des auteurs et commentateurs extérieurs à la tradition latine. Quant aux travaux alphonsiens du siècle suivant, ils ne diffèrent guère des travaux latins sur le plan de la réappropriation qu'ils opèrent: les 70. Voir à ce propos les commentaires de Berman (1988: 37-38). 146 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI des «modeles »applicables aux travaux latins et alphonsiens est fondamentale: elle pose en effet Ie probleme de l'«indefinition» (Berman, 1988: 27) ou, si l'on prefere, de I'indetermination de la traduction a cette epoque. On sait en effet que Ie «reseau scripturaire » (Berman, 1988: 28) dans lequel se meut la traduction au Moyen Age ne permet pas de distinguer cette pratique des autres formes de production ecrite, celles-ci comme celle-la revetant la forme obligee du rearrangement textuel d'un materiau existant. Cette «indefinition» theorique (la traduction n'est pas «pensee» comme une operation sui generis, un genre a part entiere) se double d'une indefinition pratique fondee sur Ie phenomene de la diglossie des lettres: ils sont en quelque sorte«traduisants7o » pour tous leurs travaux d'ecriture, immerges dans une langue, Ie latin, qui n'est pas leur langue maternelle. Et meme si les lettres du xue ou du Xlue siec1e n'ont guere«pense» leur pratique, on peut cependant, avec toutes les reserves qu'impose la distance a la fois temporelle et culturelle qui separe l'observateur moderne des travaux medievaux, envisager leur pratique comme un acte de reappropriation. Au xuesiec1e, Ie caractere de «reconquete culturelIe» visant la recuperation d'un savoir dans Ie but «officiel» de servir l'Eglise pose d'une maniere eloquente et dec1aree la nature conflictuelle du rapport existant entre la politique du re-enonciateur (les lettres du xue) et celIe de l'enonciateur (les auteurs et commentateurs arabes). A la meme epoque, les travaux patronnes par Pierre Ie Venerable et dont les visees apologetiques sont c1aires (la traduction du Coran n'ayant d'autre but que de denoncer l'heresie de la doctrine islamique et de lutter contre celle-ci) se fondent sur une strategie dec1aree de confiscation. Pareille«saisie », etant donne I'horizon politique et culturel sur lequel se projettent ces travaux, apparait comme la seule voie d'acces possible aux ecrits scientifiques et philosophiques herites des arabes. On peut dire que cette strategie constitue meme la condition sine qua non des travaux latins, Ie seul biais possible pour justifier que soient Ius, etudies et traduits des auteurs et commentateurs exterieurs a la tradition latine. Quant aux travaux alphonsiens du siec1e suivant, ils ne different guere des travaux latins sur Ie plan de la reappropriation qu'ils operent: les 70. Voir ace propos Ies commentaires de Berman (1988: 37-38). 146 TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTION ETPOUVOIR œuvres arabes sont en effet récupérées au nom du souverain, traitées en fonction des desiderata de ce dernier pour devenir siennes, puisque, comme l'exposent clairement certains prologues précédemment mentionnés et comme l'autorise le flou entourant à cette époque les notions d'auteur et d'original, celui qui commandite les travaux, fait réunir les matériaux et procéder aux réarrangements textuelset aux mises à jourjugéspar lui nécessaires, est déclaré auteur. Si le caractère confiscatoire du travail de traduction à cette époque est à l'évidence lié aux structures institutionnelles par lesquelles transite le savoir, l'Église au XIIe siècle et la cour au siècle suivant, le fait qu'au XIIe siècle la mise en latin ait constitu é le seul moyen d'entrer en contact avec un savoir dont on mesurait avecjustesseà quel point il allait permettre d'élargir et de renouveler lesconnaissancesconstitue également une donnée essentielle. Et cette référence à l'obligation de traduire, omnipr ésente sous la plume des artisans de la traduction, imprime sa marque à une production préfacielle dont elle contribue à accentuer le caractère convenu et prévisible en même temps qu'elle justifie que soient menés des travaux peu conformes à l'idéologie cléricale dominante. Au XIIe siècle, l'«itinéraire» de certains lettrés témoigne du poids accordé par eux à l'enrichissement philosophique ou scientifique que leur procureraient les traductions latines d'œuvres arabes touchant à ces domaines. Si l'étudiant en médecine Marc de Tolède décida, après avoir constaté que les manuels de science médicale de l'époque étaient des ouvrages d'auteurs arabes traduits en latin, d'aller lui-même aux sources, c'est-à-dire de se mettre à la recherche de manuscrits de médecine arabes contenant des œuvres médicales héritées de l'Antiquit é, c'est afin d'accéder à un savoir devant lui permettre de compléter son apprentissage. C'est donc bien au départ dans le but de «remonter aux sources »pour parfaire ses connaissances dans son domaine de spécialité que Marc de Tolède devint traducteur . Deux facteurs vinrent faciliter considérablement sa tâche : il connaissait trois langues, le latin, l'arabe ainsi que le romance (ce qui, au vrai, n'a rien d'exceptionnel pour un lettré de son époque) et put bénéficier, en sa qualité de chanoine de l'Église tolédane, de la protection de deux archevêques successifs . Le fait que, dans un deuxième temps, Marc de Tolède ait 147 TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTION ET POUVOIR ceuvres arabes sont en effet recuperees au nom du souverain, traitees en fonction des desiderata de ce dernier pour devenir siennes, puisque, comme l'exposent clairement certains prologues precedemment mentionnes et comme I'autorise Ie flou entourant a. cette epoque les notions d'auteur et d'original, celui qui commandite les travaux, fait reunir les materiaux et proceder aux rearrangements textuels et aux mises ajour juges par lui necessaires, est declare auteur. Si Ie caractere confiscatoire du travail de traduction a. cette epoque est a. l'evidence lie aux structures institutionnelles par lesquelles transite Ie savoir, I'Eglise au xrre siecle et la cour au siecle suivant, Ie fait qu'au xrre siecle la mise en latin ait constitue Ie seul moyen d'entrer en contact avec un savoir dont on mesurait avec justesse aquel point il allait permettre d'elargir et de renouveler les connaissances constitue egalement une donnee essentielle. Et cette reference a. I'obligation de traduire, omnipresente sous la plume des artisans de la traduction, imprime sa marque a. une production prefacielle dont elle contribue a. accentuer Ie caractere convenu et previsible en meme temps qu'elle justifie que soient menes des travaux peu conformes a. l'ideologie clericale dominante. Au xne siecle, 1'«itineraire» de certains lettres temoigne du poids accorde par eux a I'enrichissement philosophique ou scientifique que leur procureraient les traductions latines d'ceuvres arabes touchant a. ces domaines. Si l'etudiant en medecine Marc de Tolede decida, apres avoir constate que les manuels de science medicale de l'epoque etaient des ouvrages d'auteurs arabes traduits en latin, d'aller lui-meme aux sources, c'est-a.-dire de se mettre a. la recherche de manuscrits de medecine arabes contenant des ceuvres medicales heritees de l'Antiquite , c'est afin d'acceder a. un savoir devant lui permettre de completer son apprentissage. C'est donc bien au depart dans Ie but de «remonter aux sources» pour parfaire ses connaissances dans son domaine de specialite que Marc de Tolede devint traducteur . Deux facteurs vinrent faciliter considerablement sa tache: il connaissait trois langues, Ie latin, l'arabe ainsi que Ie romance (ce qui, au vrai, n'a rien d'exceptionnel pour un lettre de son epoque) et put beneficier, en sa qualite de chanoine de I'Eglise toledane, de la protection de deux archeveques successifs . Le fait que, dans un deuxieme temps, Marc de Tolede ait 147 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI traduit des textes religieux de l'Islam, en particulier le Coran, témoigne de ses obligations envers l'Église tolédane :tout laisse croire, en effet, qu'après avoir profité de sa protection pour traduire des œuvres médicales arabes en latin, il dut, en retour en quelque sorte, se mettre à la traduction d'œuvres religieuses de l'Islam, traduction dont la visée apologétique diffère de celle — pour l'essentiel didactique — qui était la sienne au début de sa «carrière» de traducteur. La démarche de Gérard de Crémone ne diffère guère de celle de Marc de Tolède à ses débuts : il se rendit à Tolède dans le but de se familiariser avec l'ouvrage qui constituait la «bible des bibles» dans le domaine de l'astronomie, YAlmageste, de Ptolémée, qu'il souhaitait traduire en latin. Le fait que Gérard de Crémone n'ait sans doute pas été en mesure, en raison de la connaissance limitée qu'il avait de l'arabe, de traduire seul de cette langue vers le latin ne modifie en rien sa fonction première, à savoir l'acquisition de connaissances dans les domaines mathématique et astronomique . Tous les traducteurs n'eurent pas le même poids, et aux côtés de figures marquantes comme celle de Gérard de Crémone se trouvent d'autres intervenants moins reconnus (Hugues de Santalla, par exemple, ou Platon de Tivoli). Cependant , tous ceuxqui participèrent aux travauxet qui étaient issus du milieu des lettrés latins entrèrent, par le biais de la traduction , en contactavec un monde nouveau, quelles que fussent les matières qui les occupèrent :à cet égard, les domaines auxquels les traducteurs s'intéressèrent étaient nécessairement liés au choix que les Arabes avaient effectué avant eux parmi les œuvres des Anciens, l'astronomie et son dérivé l'astrologie y occupant une place considérable. L'importation massive71 , dans la culture latine, de connaissances étrangères à celle-cibouleversait à cepoint l'état du savoir à cette époque qu'elle appelait un argument quijustifiât que l'on s'intéressât à des écrits émanant d'infidèles: d'où l'affirmation de la pénurie latine en la matière. Pour ne citer que deux exemples , disons que de Gérard de Crémone, la chronique de Pipini (Jourdain, 1960: 456, 457) rapporte qu'il déplorait la pauvreté des Latins dans tous les domaines de la connaissance, et que de 7l. Alain de Libéra évoque de manière fort éloquente ce phénomène en parlant de «déferlante» (1991:151). 148 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROI traduit des textes religieux de l'Islam, en particulier Ie Coran, temoigne de ses obligations envers I'Eglise toledane: tout laisse croire, en effet, qu'apres avoir profite de sa protection pour traduire des ceuvres medicales arabes en latin, il dut, en retour en quelque sorte, se mettre ala traduction d'ceuvres religieuses de l'Islam, traduction dont la visee apologetique differe de celle - pour l'essentiel didactique - qui etait la sienne au debut de sa «carriere» de traducteur. La demarche de Gerard de Cremone ne differe guere de celle de Marc de Tolede a ses debuts: il se rendit aTolede dans Ie but de se familiariser avec l'ouvrage qui constituait la «bible des bibles» dans Ie domaine de l'astronomie, l'Almageste, de Ptolemee, qu'il souhaitait traduire en latin. Le fait que Gerard de Cremone n'ait sans doute pas ete en mesure, en raison de la connaissance limitee qu'il avait de I'arabe, de traduire seul de cette langue vers Ie latin ne modifie en rien sa fonction premiere, asavoir l'acquisition de connaissances dans les domaines mathematique et astronomique . Tous les traducteurs n'eurent pas Ie meme poids, et aux cotes de figures marquantes comme celle de Gerard de Cremone se trouvent d'autres intervenants moins reconnus (Hugues de Santalla, par exemple, ou Platon de Tivoli). Cependant , tous ceux qui participerent aux travaux et qui etaient issus du milieu des lettres latins entrerent, par Ie biais de la traduction , en contact avec un monde nouveau, quelles que fussent les matieres qui les occuperent: acet egard, les domaines auxquels les traducteurs s'interesserent etaient necessairement lies au choix que les Arabes avaient effectue avant eux parmi les ceuvres des Anciens, l'astronomie et son derive I'astrologie y occupant une place considerable. L'importation massive7 1, dans la culture latine, de connaissances etrangeres acelle-ci bouleversait ace point I'etat du savoir acette epoque qu'elle appelait un argument qui justifiat que l'on s'interessat a des ecrits emanant d'infideles: d'OU l'affirmation de la penurie latine en la matiere. Pour ne citer que deux exempIes , disons que de Gerard de Cremone, la chronique de Pipini (Jourdain, 1960: 456,457) rapporte qU'il deplorait la pauvrete des Latins dans tous les domaines de la connaissance, et que de 71. Alain de Libera evoque de maniere fort eloquente ce phenomene en parlant de «deferlante» (1991: 151). 148 [18.217.116.183] Project MUSE (2024-04-26 14:07 GMT) TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTIONETPOUVOIR Daniel de Morley on sait, grâce au contenu d'une lettre qu'il adressa à l'évêque de Norwich, qu'il déplorait l'ignorance des maîtres de Paris ou d'Angleterre eux-mêmes. Le fait que la critique de ceux qui s'en tiennent à la tradition latine prenne appui, chez Daniel de Morley ou Adélard de Bath, mais aussi chez d'autres lettrés non reliés aux travaux latins, Raymond de Marseille par exemple, sur une métaphore par laquelle ceux qui suivent les autorités sont assimilés au «troupeau »,par opposition à ceux qui s'intéressent à la science arabe (Beaujouan, 1982: 481), témoigne du caractère élitaire des travaux du XIIe siècle, caractère qui tranche singulièrement avecl'aspect vulgarisateur des travaux du siècle suivant, manifesteautant dans le choix de la langue vernaculaire espagnole comme langue cible que dans la volonté exprimée à cette époque par le responsable des travaux , le roi Alphonse X, de donner le jour à des œuvres accessibles . On a parfois avancé que le degré de pénétration des œuvres arabes dans les milieux savants du XIIIe siècle dépassait celui du siècle précédent et pouvait avoir constitué un facteur déterminant dans l'évolution des travaux d'un siècle à l'autre. En l'état actuel des connaissances, rien ne permet cependant de mesurer de manière précise et certaine cette évolution. On peut toutefois relever qu'à l'évolution observable entre les débuts de la pénétration de l'héritage arabe en Occident et sa subséquente intégration correspond, au plan de la pratique traduisante proprement dite, le passage d'une période au cours de laquelle la mise en latin présente une grande hétérogénéité à une autre période au cours de laquelle la mise en romance est en quelque sorte uniformisée et régie par un certain nombre de règles (éclaircissements, illustrations, définitions, etc.). En d'autres termes, il est clair que le poids des «normes préliminaires» (Toury, 1980: 51-62), c'est-à-dire de celles qui régissent la politique inhérente au projet de traduction et précèdent sa réalisation , est clairement perceptible au XIIIe siècle, mais plus malaisé à cerner au XIIe , occulté par le topos renvoyant à l'obligation de traduire qui semble par ailleurs avoir couvert une variété d'expériences (dialectique traduction-recherche, critique textuelle). Au XIIIe siècle, les œuvres à traduire sont dans un premier temps évaluées par un descollaborateurs ;un groupe,au sein duquel chacun se voit attribuer un rôle précis en fonction 149 TRADUCTION ET SAVOIR, TRADUCTION ET POUVOIR Daniel de Morley on sait, grace au contenu d'une lettre qu'il adressa al'eveque de Norwich, qu'il deplorait l'ignorance des maitres de Paris ou d'Angleterre eux-memes. Le fait que la critique de ceux qui s'en tiennent a la tradition latine prenne appui, chez Daniel de Morley ou Adelard de Bath, mais aussi chez d'autres lettres non relies aux travaux latins, Raymond de Marseille par exemple, sur une metaphore par laquelle ceux qui suivent les autorites sont assimiles au «troupeau», par opposition aceux qui s'interessent ala science arabe (Beaujouan, 1982: 481), temoigne du caractere elitaire des travaux du xne siecle, caractere qui tranche singulierement avec l'aspect vulgarisateur des travaux du siecle suivant, manifeste autant dans Ie choix de la langue vernaculaire espagnole comme langue cible que dans la volonte exprimee acette epoque par Ie responsable des travaux , Ie roi Alphonse X, de donner Ie jour ades reuvres accessibles . On a parfois avance que Ie degre de penetration des reuvres arabes dans les milieux savants du xme siecle depassait celui du siecle precedent et pouvait avoir constitue un facteur determinant dans l'evolution des travaux d'un siecle a l'autre. En l'etat actuel des connaissances, rien ne permet cependant de mesurer de maniere precise et certaine cette evolution. On peut toutefois relever qu'a. l'evolution observable entre les debuts de la penetration de l'heritage arabe en Occident et sa subsequente integration correspond, au plan de la pratique traduisante proprement dite, Ie passage d'une periode au cours de laquelle la mise en latin presente une grande heterogeneite a. une autre periode au cours de laquelle la mise en romance est en quelque sorte uniformisee et regie par un certain nombre de regles (eclaircissements, illustrations, definitions, etc.). En d'autres termes, il est clair que Ie poids des «normes preliminaires» (Toury, 1980: 51-62), c'est-a.-dire de celles qui regissent la politique inherente au projet de traduction et precedent sa realisation , est clairement perceptible au xme siecle, mais plus malaise acerner au xne , occulte par Ie topos renvoyant a. l'obligation de traduire qui semble par ailleurs avoir couvert une variete d'experiences (dialectique traduction-recherche, critique textuelIe). Au xme siecle, les reuvres a. traduire sont dans un premier temps evaluees par un des collaborateurs; un groupe, au sein duquel chacun se voit attribuer un role precis en fonction 149 LE TRADUCTEUR, L'ÉGLISE ET LE ROI de ses compétences, est ensuite chargé d'en fournir une version la plus littérale possible, version qui sera ensuite revue, corrigée et adaptée aux desiderata du souverain. Au XIIe siècle, en revanche, le travail de traduction est mené non pas certes dans la clandestinité, mais sans que soient toujours ouvertement déclarés les collaborateurs ni, à l'exception de la mise en évidence des latinistes, clairement indiqué le rôle de chacun des intervenants. On traduisit dans l'entourage du roi Alphonse X beaucoup moins qu'au siècle précédent et les thèmes abordés par les traducteurs furent moins variés qu'au XIIe siècle. Les œuvres traduites touchent, nous l'avons vu, presque exclusivement à l'astronomie et à l'astrologie, celle-ci étant alors considérée comme une application de celle-là. Et l'on comprend aisément que le roi, intéressé, comme bien des lettrés de son époque, par l'influence72 des corps célestes sur le comportement des humains, ait, face à la conjoncture politique observable dans le royaume d'Espagne à cette époque (troubles politiques, soulèvement de certaines parties de la population et fragilité des frontières marquèrent son règne), patronné des travaux de traduction surtout consacrés à l'astrologie ainsi qu'à l'astronomie et à l'alchimie. Mais, il faut le rappeler, subordonner cette entreprise de traduction au seul désir d'un roi mécène et à son goût pour la science des astres et de l'univers, ce serait laisser de côté le caractère didactique et vulgarisateur de l'ensemble de la production de cette époque. Alphonse Xeut non seulement à cœur de s'instruire lui-même —répondant ainsi à l'obligation faite au roi dans le code des Siete Partidas de s'instruire le plus possible afin d'être mieux armé pour l'exercice du pouvoir —, mais il voulut, par la traduction en langue vulgaire et le remaniement de textes, assurer la circulationde cesavoir à l'extérieur de l'institution qui au siècle précédent en avait le monopole et, partant, 72. Il faut ici entendre le terme « influence », non pas dans son sens courant, mais bien dans le double sens de «flux» et «influx». «Fluxus, influxus, influentia, disent la même chose: très précisément un mouvement... irrépressible mouvement de contagion qui commence dans l'éther et s'arrête à la terre» (Alain de Libéra, 1991: 260-261). C'est dans le traité en quatre parties (Opus quadripartitum) de Ptolémée que sont décrites les bases de la«science» astrologique, bases sur lesquelles se fondent les travaux d'auteurs arabes comme Avicenne, Avicebron et Al-Kindî. 150 LE TRADUCTEUR, L'EGLISE ET LE ROJ de ses competences, est ensuite charge d'en fournir une version Ia plus litterale possible, version qui sera ensuite revue, corrigee et adaptee aux desiderata du souverain. Au xne siecle, en revanche, Ie travail de traduction est mene non pas certes dans Ia clandestinite, mais sans que soient toujours ouvertement declares Ies collaborateurs ni, a l'exception de Ia mise en evidence des Iatinistes, clairement indique Ie role de chacun des intervenants. On traduisit dans l'entourage du roi Alphonse X beaucoup moins qu'au siecle precedent et Ies themes abordes par Ies traducteurs furent moins varies qu'au xne siecle. Les c£uvres traduites touchent, nous l'avons vu, presque exclusivement a l'astronomie et a I'astrologie, celle-ci etant alors consideree comme une application de celle-la. Et I'on comprend aisement que Ie roi, interesse, comme bien des Iettres de son epoque, par I'influence72 des corps celestes sur Ie comportement des humains, ait, face a Ia conjoncture politique observable dans Ie royaume d'Espagne a cette epoque (troubles politiques, soulevement de certaines parties de Ia population et fragilite des frontieres marquerent son regne), patronne des travaux de traduction surtout consacres a I'astrologie ainsi qu'a l'astronomie et a I'alchimie. Mais, il faut Ie rappeler, subordonner cette entreprise de traduction au seul desir d'un roi mecene et a son gout pour Ia science des astres et de I'univers, ce serait Iaisser de cote Ie caractere didactique et vulgarisateur de l'ensemble de Ia production de cette epoque. Alphonse X eut non seulement a cc£ur de s'instruire Iui-meme - repondant ainsi a l'obligation faite au roi dans Ie code des Siete Partidas de s'instruire Ie plus possible afin d'etre mieux arme pour I'exercice du pouvoir -, mais il voulut, par Ia traduction en langue vulgaire et Ie remaniement de textes, assurer Ia circulation de ce savoir a l'exterieur de I'institution qui au siec1e precedent en avait Ie monopole et, partant, 72. II faut ici entendre Ie terme «influence», non pas dans son sens courant, mais bien dans Ie double sens de «flux» et <

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