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  • Entretien avec Tanguy Viel
  • Laurent Demanze
Laurent Demanze:

L’imaginaire américain, on le rencontre avant tout dans votre œuvre par la présence du cinéma, par l’insistance dans les premiers romans de la grande industrie hollywoodienne. Même si votre cinéphilie est plus éclectique et qu’elle puise à une grammaire narrative plus variée, il semble qu’il y a là tout de même une cristallisation esthétique ou une rencontre sensible. À quoi rattachez-vous cette prédilection?

Tanguy Viel:

D’abord au fait pour moi incontestable que le cinéma classique américain est le meilleur raconteur d’histoires du XXe siècle. Il l’est d’autant plus que, comme chacun sait, cette grande affaire narrative a pris, à la même époque, et en France plus qu’ailleurs, un certain plomb dans l’aile. Et si alors je mesure à quel point mon propre désir d’écrire, certes travaillé, pour ne pas dire contrarié, par l’héritage du “soupçon,” fut dès l’enfance arc-bouté sur l’envie narrative, alors se tourner vers ceux qui ont entretenu, renouvelé, amplifié la tradition de la fable, ce fut pour moi une manière de réactiver la possibilité de la fiction, peut-être même d’éviter là toute solution de continuité trop violente en faisant du cinéma le digne successeur de la littérature classique.

LD:

Le cinéma hollywoodien fonctionne-t-il, entre autres, comme une puissance formelle? comme une capacité à donner figure? On pense notamment à l’usage qui est fait du western dans Article 353, et qui déplace et transfigure à la fois le monologue du narrateur, pris au piège d’une arnaque immobilière.

TV:

Une puissance formelle, oui, mais pas formaliste: la mise en forme dans ce cinéma narratif classique se fait en effet toujours au service de la figure. S’il fallait reprendre un distinguo pictural, on pourrait dire que le cinéma américain est un cinéma du “disegno” plus que du “colorato”: sa puissance mythique [End Page 291] tient même essentiellement à sa fabrication de contours et de limites très nettes, dont la notion de personnage est le centre. Même le paysage, par exemple chez Ford, même les objets, par exemple chez Hitchcock, sont des personnages: ils ont un rôle, quelquefois une âme et c’est le rapport entre leurs forces autonomes, le frottement entre elles, qui produit la fiction. Je dois dire que cette manière de formaliser le monde en blocs-forces est pour moi une véritable trame mythologique sur laquelle m’appuyer. Ensuite, en fonction de l’univers dans lequel j’évolue, je puise plus ou moins dans tel ou tel imaginaire, ici le western, là l’urbain, etc.

LD:

Cette puissance formelle, est-ce la raison pour laquelle Alfred Hitchcock est à ce point névralgique. Même si c’est un réalisateur anglais, c’est pour l’essentiel son œuvre américaine qui est mobilisée, et pour sa capacité à proposer entre autres des figures géométriques, des dispositifs esthétiques sensibles, et pas seulement des histoires palpitantes.

TV:

Je ne saurais pas distinguer précisément entre ce que vous nommez dispositif esthétique et histoire palpitante. Parce qu’il me semble que le suspense est précisément une géométrie: il vectorise la fiction, la tient sur une ligne qui traverse le plan et que c’est précisément lui, le suspense, qui détermine la forme des figures. D’autant que le suspense chez Hitchcock est toujours dynamique: ce n’est pas “qui a tué qui?”, c’est “va-t-il s’en sortir?”; “va-t-il prouver son innocence?”, “va-t-elle sauver son mari?.” C’est de cette quête de réparation que le film tire toute son énergie et c’est d’elle qu’il tire aussi son parcours, sa forme, mais aussi sa vitesse, ses détours, ses ambiances. Dans un roman, j’ai le sentiment qu’il y a cela aussi: impossible de proposer une esthétique, une voix, un grain si l’on ne sait pas...

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