Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d'une mémoire empêchée by Anny-Dominique Curtius (review)

Suzanne Césaire (1915-1966) a été la théoricienne de la revue Tropiques, revue martiniquaise publiée entre 1941 et 1945 et fondée par Suzanne et son mari Aimé, René Ménil, Aristide Maugée et Gilbert Gratiant. Ses articles théorisent la nouvelle littérature antillaise, depuis le refus acerbe de la littérature exotique et doudouiste jusqu'à l'annonce de la nouvelle « poésie martiniquaise » qui « sera cannibale ou ne sera pas » (Le grand camouflage 66). Les essais de Suzanne Césaire, rassemblés par Daniel Maximin en 2009 puis 2014 sous le titre Le grand camouflage. Ecrits de dissidence (1941-1945) aux éditions du Seuil, nous rappellent que la Martinique était gouvernée à l'époque par l'Amiral Robert, pétainiste, et soulignent que l'engagement de Suzanne Césaire, communiste, n'était pas seulement littéraire mais aussi dissident et anticolonial. Ses textes, ancrés dans des paysages antillais tel le morne, qui sont aussi îliens et océaniques, forment ce que Curtius appelle une « alter-écocritique », et préfigurent, (« pollinisent » selon Curtius) la philosophie poétique de la relation d'Edouard Glissant.

L'approche de Curtius ne consiste pas seulement à faire redécouvrir les textes de Suzanne Césaire. Il s'agit aussi et surtout de débusquer comment et pourquoi la théoricienne, même lorsqu'elle est reconnue par des personnalités telles André Breton ou René Etiemble, demeure dissimulée dans l'ombre de son célèbre époux, admirée pour son physique plutôt que son intellect. Curtius examine les tissages, métissages, et détissages épistolaires et littéraires entre Breton, Etiemble, et les Césaire, ainsi que les échos poétiques qui les relient et les séparent. Elle étudie également les reconnaissances ultérieures de la pensée fondatrice de Suzanne Césaire, par exemple chez Maryse Condé, Maximin, Ménil ou Guy Cabord Masson.

Curtius examine aussi très finement ce qu'elle appelle « les écosystèmes visuels polysémiques » ou les utilisations des photographies de Suzanne aussi bien par les figures déjà mentionnées de Breton et Etiemble que par Euzhan Palcy dans son documentaire sur Aimé, ou les essais et autres récits de Ronnie Scharfman, Georgiana Colvile, ou Marcel Bourgade. Curtius analyse comment ces photographies sont déchiffrées par les auteurs, comment elles circulent et apparaissent, parfois sans légende, dans les films et archives visuelles utilisées soit au sujet d'Aimé Césaire, soit dans des documentaires à son propre sujet. Même les projets qui visent à faire ressortir son importance intellectuelle contribuent parfois à masquer davantage Suzanne tendant à en faire tantôt une fiction, tantôt une archive selon Curtius. Les photographies renforcent parfois une fascination exotique à son égard tandis qu'à d'autres moments, elles sont manipulées et finissent par obscurcir son rôle et son histoire, tissant des strates diverses de « ressouvenance » autour d'elle.

La démarche théorique de Curtius, qui s'appuie sur Roland Barthes, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, et Monchoachi entre autres, lui permet de tisser finement toute une correspondance entre les textes de Breton, Michel Leiris, Etiemble, Ernest Pépin, Jean Morisset et Ina Césaire au sujet de Suzanne, figure exotique et mystérieuse pour les premiers et intellectuelle, militante pour les derniers, en particulier pour sa fille Ina qui la re-présente en contrepoint de l'image qu'en a donnée Breton. Le chapitre sur les dissonances et consonances poétiques examine les divers hommages poétiques à Suzanne, soulignant leur aspect parfois paternaliste, tout en traçant une généalogie de l'exotisme et des métaphores végétales, images subverties par Suzanne dans ses textes. Curtius utilise ici un vaste corpus intertextuel qui dévoile un travail de lecture et d'interprétations colossal. Une...