In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Du neutre dans les travaux de Louis Marin
  • Pierre-Antoine Fabre (bio)

Pourquoi revenir au Neutre, dont Jacques Derrida déclara le 10 février 1995 dans le cadre du séminaire « Philosophie et sciences sociales » de l’École des hautes études en sciences sociales que c’était « un truc impossible1 », et dont Louis Marin écrit dans « Du religieux » en 1977 :

La notion de neutre, si difficile à penser qu’il ne semble pas possible d’en construire le concept sous peine d’en voir se dissiper ou plutôt se bloquer les effets cognitifs et pragmatiques, vise toute fracture de la totalité qui met à distance d’elles-mêmes les parties de la totalité2.

C’était pourtant le neutre qui avait été choisi comme problème central de ce séminaire de 1995, dont Louis Marin était l’une des [End Page 816] références privilégiées et dont Derrida avait fait le lieu d’un retour à Marin, trois ans après sa mort3.

Pourquoi revenir au Neutre ? Revenir aussi à Maurice Blanchot dans le Pas au-delà :

Le neutre, en complicité avec tout langage et dans le langage, avec sa part ni passive ni active, ni transitive ni intransitive, indiquant, sous forme de nom, une manière verbale de retenir l’exigence de dire, n’a cessé d’essaimer en une mythologie [ . . . ] Le neutre : nous croyons le saisir si nous invoquons, au hasard, des formes d’action passive aussi marquées et remarquables que celles, précisément, du hasard, plus justement de l’aléatoire, de l’inconscient, de la trace et du jeu. Et bien d’autres formes pourraient être proposées sans jamais satisfaire : le sacré par rapport au dieu, l’absence par rapport à la présence, l’écriture [ . . . ] par rapport à la parole, l’autre par rapport à moi [ . . . ], l’être par rapport à l’existence, la différence par rapport à l’Un. Le neutre [ . . . ] joue en chacun de ces termes [ . . . ]4

Et faire revenir aussitôt un autre texte, de Marin celui-là, dans « L’infini au neutre » (1992) :

« Utopie » pourrait être à l’aurore des temps modernes le nom de l’horizon qui ferait venir l’invisible dans le visible, le caché dans le manifeste, la révélation dans le voile, l’infini dans le fini, par une étrange figure – nominale – de la limite, de l’horizon, de la frontière, c’est-à-dire un nom qui constituerait, ni avant ni après l’affirmation ou la négation mais entre elles, une distance, un écart qui interdirait à toute affirmation comme à toute négation de s’accomplir en une vérité ou une fausseté possibles : le « neuter » donc de la limite, de la frontière, de l’horizon, l’infini au neutre. C’est précisément aujourd’hui, septembre 1991, alors que s’ouvre soudain à l’Est le grand vide de la fin de l’utopie [ . . . ], qu’il faut incessamment rappeler le travail de l’infini dans la limite et la puissance de [End Page 817] l’ « horizon » dans la fiction d’une île émergeant à l’aube d’une époque dont aujourd’hui serait la fin5.

Si l’on met en rapport, d’une part ce « vide de la fin de l’utopie » qui n’est, dans une saisissante ambivalence – vide de l’utopie, vide utopique – ni ce lieu ni un autre, comme si la fin de l’utopie était son retour, comme non-lieu, et d’autre part la série des polarités inscrites dans le texte de Blanchot, on pourrait faire l’hypothèse suivante, que s’il faut revenir au neutre aujourd’hui, c’est peut-être en raison du grand vide de la fin de l’Université – toutes institutions confondues – comme lieu de la neutralisation ou du libre jeu des polarités placées par Blanchot, ce lieu qu’avait défini Louis Marin dans ses Utopiques : jeux d’espace et auquel je reviendrai pour finir – parce qu’au moment même où je fais cette hypothèse, peut-être est-elle déjà débordée, peut-être un vide utopique se trouve-t-il à nouveau ouvert.

Or comme on vient de le voir...

pdf

Share