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  • Donner le change: l'impensé animal par Thangam Ravindranathan et Antoine Traisnel
  • Derek Schilling
Ravindranathan, Thangam, et Antoine Traisnel. Donner le change: l'impensé animal. Hermann, 2016. ISBN 978-2-7056-9213-1. Pp. 121.

L'animal que donc je suis, recueil paru à titre posthume en 2006, marquait moins un nouveau départ dans la pensée tardive de Jacques Derrida (1930–2004) qu'une réaffirmation de la nécessité éthique du geste déconstructiviste, qui de retournements en réinscriptions déstabilisait les assises conceptuelles de la métaphysique—à commencer, cette fois-ci, par l'exclusivité que s'arroge le philosophe occidental lorsqu'il distingue l'homme de l'animal, irrémédiablement autre puisque privé de raison comme de langage. Ce déni réitéré d'Aristote à Heidegger, pour qui l'animal serait "pauvre-en-monde" face à l'homme "créateur-de-monde" (26), Derrida se proposait d'en exposer l'imposture et la violence inhumaines, prenant le regard d'un animal (domestique en l'occurrence: son chat le regardant nu au travail) comme une sollicitation à briser l'enclos de l'anthropocentrisme. Ravindranathan et Traisnel prolongent la réflexion derridienne à partir d'une expression de vénerie dont l'histoire effaça le sens premier: dans la chasse à courre, la proie donne le change en fournissant aux chiens et chasseurs lancés sur sa piste une autre proie, à elle similaire. Si ce subterfuge de cervidé doit avoir valeur d'exemple au regard de l'ontologie, c'est qu'il réfute, dans l'intelligence de la substitution, le préjugé selon lequel l'animal n'aurait ni droit de réponse face à l'humain, ni la capacité de voir les choses du monde "en tant que telles" (pouvoir accordé selon Heidegger au seul Dasein [26]); par sa fuite ou, mieux, sa "refuite", comme l'indique le glossaire en fin de volume (113–21), l'animal soulève la question de l'identité et du propre, jusque dans sa mise à mort. Ce n'est pas la moindre qualité de Donner le change que les auteurs n'abusent guère de métaphores cynégétiques: loin de partir à la chasse aux idées avec Derrida en auxiliaire quelconque, ils font dialoguer avec souplesse penseurs et écrivains autour de notions fondamentales: chez Descartes, l'ergo comme brisure par laquelle l'humain s'isole du monde [End Page 263] environnant (27); chez Ponge, la poésie devenue"charnière"—terme de fauconnerie—entre la chair et les mots (47); le droit de chasser l'éléphant ou bien l'instantané estampillé Kodak chez Cendrars poète (67); la nomination des bêtes dans "La légende de Saint Julien l'Hospitalier", où la prose de Flaubert provoque une"hésitation prolongée entre le quoi ou le qui donc" (94). Imbriqué textuel qui comprendra aussi tel classique américain, "The Murders in the Rue Morgue" où Dupin démasque l'orang-outang griffu et Moby Dick, où le malheureux harponneur Achab, pris à son propre jeu, suit sa proie dans les profondeurs... Autant qu'une incisive mise en perspective de la rhétorique derridienne depuis De la grammatologie, l'étonnant Donner le change est une mise en acte de la logique du supplément. Si bien que l'on se demande si les photographies (réalisées par Jonathan Sharlin) de caches, d'affûts et de miradors dans les bois et marécages du middle-west américain—structures vacantes que ne commande encore aucun arbalestier—ne seraient pas ce dangereux supplément que réclamait le texte, rappels de sacrifices d'autant plus meurtriers que leur cause reste invisible à l'image. Un livre salutaire, et qui sert.

Derek Schilling
Johns Hopkins University (MD)
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