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Reviewed by:
  • Maus. A Survivor's Tale, and: Maus. Un survivant raconte by Art Spiegelman
  • Tal Bruttmann
Art SPIEGELMAN, Maus. A Survivor's Tale, New York, Pantheon Books, 1986, Trad. fr. : Maus. Un survivant raconte, Paris, Flammarion, 1987, 164 p.

Maus et le rapport au dessin

Maus d'Art Spiegelman constitue à bien des égards un tournant, en premier lieu dans la bande dessinée. La parution en album en 1986 du premier volume, Maus. A Survivor's Tale23, s'inscrit dans un moment charnière de la bande dessinée, auquel il participe. Jusque-là considérée comme étant très largement anecdotique, pour ne pas dire négligeable, simpliste et réservée en premier lieu à un public enfantin ou adolescent, la perception de la bande dessinée se transforme à la suite de la publication de plusieurs éuvres au propos politique assumé, comme Batman: The Dark Knight Returns de Frank Miller24 et Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons25, qui parachèvent un mouvement entamé dans les années 1970. Le choix fait par Art Spiegelman de recourir au dessin et d'utiliser un médium alors passablement méprisé [End Page 246] pour narrer la biographie d'un rescapé de la Shoah, son père, se heurte en outre à un ensemble de débats, qui aujourd'hui ont perdu en intensité, sur l'irreprésentabilité de la Shoah. Les critiques dans ce domaine n'ont d'ailleurs pas manqué, notamment autour du recours à l'anthropomorphisme pour représenter les acteurs du récit26.

Cette dimension constitue d'ailleurs un point saillant. Dans la New York Times Book Review, Maus fut initialement classé comme best-seller dans la catégorie « fiction », ce qui entraîna un courrier de protestation de la part de Spiegelman, soulignant que les négationnistes seraient ravis d'apprendre que ce récit relève de la fiction27. L'ouvrage fut alors déplacé dans la catégorie « non-fiction ». Cet épisode permet d'interroger le rapport généralement entretenu au dessin. Alors qu'il s'agit d'une biographie, dans laquelle les faits, les lieux ou encore les noms sont tous conformes à la réalité, le simple fait d'avoir affublé les personnages de têtes d'animaux confère pour certains à Maus une dimension fictionnelle. Ce type de réaction, que l'on trouve encore plus de vingt ans après la publication du premier volume, souligne que le dispositif narratif choisi peut être perçu comme une déformation de la réalité et non un choix narratif, mise en scène permettant de rapporter la réalité. Ceci est d'autant plus frappant que de telles préventions sont en règle générale absentes face au récit écrit ou filmé, pour lesquels la question des mises en récit et en scène n'est pas interrogée. Maus annonce sa mise en scène par un moyen immédiatement visible par le lecteur, ce qui n'est pas le cas d'un film ou d'un écrit.

Là où l'écrit et l'image, qu'elle soit photographique ou filmée, diraient le vrai et seraient objectifs, le dessin serait lui une déformation de la réalité, une représentation subjective. Cet a priori constitue un point d'autant plus important qu'il irrigue au-delà de la bande dessinée, ce que le travail réalisé par Art Spiegelman permet d'ailleurs d'illustrer. Ce dernier a poussé l'exigence jusqu'à non seulement se documenter le plus minutieusement possible sur les aspects historiques, à une époque où la bibliographie du champ était passablement réduite, mais s'est aussi rendu à Auschwitz. Art Spiegelman a utilisé des sources primaires généralement négligées en tant que telles : les productions graphiques des détenus, qu'elles soient contemporaines des faits ou postérieures28. Les milliers de dessins provenant (par exemple) d'Auschwitz sont le plus souvent vus comme des productions artistiques et sont utilisés comme des illustrations, et non comme des sources, alors qu'il s'agit en premier lieu de témoignages, livrés non pas...

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