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  • Parcours particulier d'une femme artiste1
  • Brigitte Haentjens

Là où je me suis sentie aimée et portée à aimer,je me suis trouvée en sécurité.Et là où je me suis sentie en sécurité,j'ai retrouvé le courage.

(Gabrielle Roy)

L'honneur que vous me faites, en me remettant le prix du CIÉF, me touche profondément. Quand elles sont données à des étrangers, les distinctions universitaires visent souvent à honorer des chercheurs ou professeurs pour leur travail accompli ailleurs dans le monde. Aussi cette distinction me semble particulièrement émouvante puisque, bien que née ailleurs, c'est ici que j'ai vécu l'essentiel de ma carrière. C'est ici même, en Ontario français, que je suis devenue une artiste. Comment recevoir cette distinction autrement que comme l'affirmation: "tu es des nôtres." Et c'est bien toujours ainsi que l'on m'a accueillie à Ottawa, Rockland, Alexandria, Casselman, Sudbury, Hearst, Timmins, Hawkesbury, Chapleau, tout comme ailleurs en Acadie, au Manitoba, en Saskatchewan aussi bien qu'à Montréal et au Québec depuis 1990.

Invitée à prendre la parole devant vous, cet honneur m'a conduite à me plonger dans le passé pour tenter de trouver des clés à ce qui m'habite au titre d'artiste et à la façon dont je conçois le travail de mise en scène, de créatrice. Il ne m'est pas possible d'envisager la francophonie en dehors de ma pratique de metteure en scène, tant les deux sont intimement et indissolublement liées.

J'espère que ce texte ne vous paraîtra pas trop intime.

Je suis née en France, dans un milieu peu éduqué, dysfonctionnel, pour ne pas dire violent physiquement et émotionnellement. Un milieu familial qui baignait dans un climat d'intrusion et d'abus psychique. Mon père, par sa volonté de tout contrôler, son autoritarisme rigide et ses coups, installait une atmosphère de précarité et de peur que ma mère subissait sans broncher. Jeune, j'étais en même temps profondément révoltée et soumise aux valeurs de mes parents. Je louvoyais entre ces deux pôles. L'école était mon refuge. Les enseignants exceptionnels que j'ai croisés m'ont marquée à jamais. Certains d'entre eux, qui m'ont stimulée, encouragée, donné à lire Artaud, Michaux, Faulkner et Francis Ponge, Camus, Foucault, Sartre, [End Page 5] Proust et Duras m'ont probablement sauvé la vie. Du moins sur le plan symbolique. En me permettant l'accès à la littérature, au pouvoir des mots, en me transmettant leur passion pour les œuvres ils et elles m'ont ouvert la porte de la création et de l'autonomie.

S'il me fallait réussir à l'école et y briller, chez moi, c'était la ruse et le secret. J'ai vite appris à mentir sur ma vie intérieure, tumultueuse et secrète et sur mes lectures qui effrayaient ma mère. Elle avait peur que je devienne athée, ce qui aurait été effectivement un comble. Les craintes de ma mère et les violences paternelles installaient une tension et une menace permanentes et accentuaient une sorte d'affolement intime où se mêlaient désir forcené de vivre, de m'échapper, honte et sentiment de culpabilité de ne pouvoir me conformer à leurs désirs. Je me rêvais secrètement en Simone de Beauvoir, turban et ongles laqués, fume-cigarettes et verbe fort. Du climat familial oppressif, il m'est probablement resté un esprit viscéralement rebelle à toute forme d'autorité, toute forme d'injustice et toute forme d'intrusion. Et un besoin irrépressible d'indépendance. Le goût de mettre en forme vient sûrement en partie de cette histoire familiale: organiser le chaos, le structurer, le mettre à distance, constitue, sur le plan symbolique du moins, un mécanisme de protection contre la violence et l'envahissement. Le metteur en scène se place, par définition, à l'extérieur de la scène qu'il façonne. Il l'observe et la modifie à son gr...

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