In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

Reviewed by:
  • Tous unis dans la tranchée ? 1914–1918, les intellectuels rencontrent le peuple by Nicolas MARIOT
  • Bruno Benvindo
Nicolas MARIOT. – Tous unis dans la tranchée ? 1914–1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013, 496pages. « L’Univers historique ».

On connaît la controverse qui traverse l’historiographie française de la Grande Guerre depuis près de deux décennies. Les soldats ont-ils tenu par patriotisme ou parce qu’ils n’avaient guère d’autres choix ? Peut-on parler d’une « culture de guerre » partagée ou la rhétorique du combat civilisationnel n’est-elle que le discours dominant propre aux élites ? Cette controverse a souvent été raillée, les moins dupes y lisant surtout les effets d’une concurrence institutionnelle. L’enjeu relèverait moins du débat intellectuel que de la distinction académique ou de la reconnaissance médiatique. L’ouvrage de Nicolas Mariot apporte un cinglant démenti à cette lecture désabusée. Il démontre que cette controverse, à tout le moins, a aussi permis de pointer des points aveugles dans l’écriture de la Grande Guerre et d’ouvrir de nouveaux chantiers de recherche.

Dans une réflexion dense et percutante, l’auteur nous emmène sur les traces des intellectuels français pris « dans la mêlée » de 14–18. L’expression est à prendre littéralement : les tranchées sont le lieu d’une rencontre sociologiquement improbable, qui voit se côtoyer des milieux sociaux qui ne se croisaient guère jusqu’alors. S’appuyant sur les lettres et carnets de quarante-deux intellectuels, l’ouvrage s’attache à la manière dont les écrivains, étudiants ou artistes ont raconté leur découverte des classes populaires. Loin de décrire une « génération du feu » vivant dans une fraternité interclasse, leurs écrits se révèlent un exposé des décalages qui les séparent de la grande majorité des combattants. Espace socialement segmenté, le front est perçu comme un lieu où s’inverse la domination sociale : la guerre isole et marginalise ces dominants issus des fractions intellectuelles des classes supérieures. Pour eux, la tranchée se révèle une expérience prolongée de l’altérité sociale. Comment en auraitil pu être autrement ? Ne serait-ce que par leur formation, à une époque où 2 % des jeunes hommes ont le baccalauréat, ces surdiplômés sont déjà des marginaux. Les différences sociales ne disparaissent pas – comme par enchantement – avec le conflit.

La Grande Guerre est, aussi, une lutte des classes. Non seulement le brassage n’empêche pas le maintien des hiérarchies sociales au front, mais il contribue aussi à les renforcer. Pour conjurer l’isolement et le déclassement qu’ils subissent, les intellectuels s’efforcent de maintenir les pratiques culturelles les plus caractéristiques de leur condition, en premier lieu le travail d’écriture. Mariot y voit un réflexe de classe, une réaffirmation des distinctions sociales au moment où celles-ci semblent [End Page 191] menacées de disparition. Multipliant les postures professorales, les lettrés entendent rappeler ce qu’il faut penser du conflit et comment y tenir sa place. La fonction du « patriotisme intellectuel » peut être réévaluée à cette lumière : c’est parce que leurs compagnons de tranchée leur paraissent manquer d’idéalisme que les intellectuels réaffirment avec vigueur le sens de leur engagement, mais aussi leur rôle de bras droit de l’État dans l’éducation du peuple. En temps de guerre comme de paix, leur ethos de classe leur dicte de « prendre le monde à bras-le-corps et le transformer », pour le dire avec les mots du sociologue anglais Richard Hoggart, quitte à friser la « surenchère idéaliste ».

S’il a le mérite d’en finir une fois pour toutes avec le mythe de la tranchée comme expérience démocratique, l’ouvrage laisse ouvertes certaines questions. Elles touchent à la fois à l’homogénéité et à la spécificité du groupe qu’il étudie. Les clivages qui traversent le groupe des lettrés semblent parfois s’effacer, tant l’accent est mis...

pdf

Share