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  • Au fil du temps, les masques tombentMémoire familiale et vérité chez Delphine de Vigan
  • Valérie Dusaillant-Fernandes

Depuis 2001, l’écrivaine française Delphine de Vigan, née en 1966, ne cesse de faire parler d’elle. Avec six romans et un recueil de nouvelles à son actif, elle a décidé, depuis les cinq dernières années, de se lancer dans le cinéma avec l’adaptation de son roman No et moi porté à l’écran par Zabou Breitman en 2010. Elle a également écrit les scénarios des films Tu seras mon fils et À coup sûr, en accomplissant toutefois son projet de réaliser le dernier et de le voir sortir en salle en janvier 2014.1 Cette comédie sentimentale, qui n’a pas fait l’unanimité chez les critiques cinématographiques, se démarque pourtant des thèmes littéraires plus sérieux que nous a fait découvrir Vigan depuis 2001: l’anorexie dans son premier roman Jours sans faim, publié sous le pseudonyme de Lou Delvig, les sans-abri dans No et moi, le harcèlement moral dans Les heures souterraines. Auscultant les maux de notre société, Delphine de Vigan a réussi en 2011 à mettre en mots les petits moments de bonheur et surtout les drames traversés par sa propre famille dans Rien ne s’oppose à la nuit.2 En tête des ventes en librairie pendant plusieurs semaines après sa parution, le texte autofictionnel3 de l’écrivaine a séduit les lecteurs et les critiques par une approche investigatrice et originale sur le passé douloureux de sa mère, une personne valétudinaire marquée par des deuils successifs et par des relations sexuelles avec un père incestueux. Menant une véritable enquête familiale, Vigan s’est donné pour mission de collecter les bribes d’un passé caché, d’interroger la mémoire familiale pour comprendre les défaillances parentales et les troubles de certains proches, ainsi que leurs effets à court et long terme sur les descendants. Cette écriture du biographique, qui se caractérise par une recherche de soi en plongeant dans le passé pour y étudier les fractures familiales, remonte aux années 1980. Les critiques littéraires sont unanimes à reconnaître l’émergence du récit dit de “filiation” ainsi nommé et conceptualisé par Dominique Viart en [End Page 111] 1999 dans son article “Filiations littéraires.” Depuis, de nombreux articles,4 ouvrages collectifs5 et monographies6 témoignent de l’intérêt que portent les auteurs, hommes et femmes, aux problèmes et secrets familiaux, à la mémoire et aux legs laissés par les aïeuls.

Dans cette étude, nous expliquerons en premier lieu comment et par quel critère Rien ne s’oppose à la nuit emprunte au roman familial et au récit de filiation, tels que les définissent Dominique Viart et Laurent Demanze. Nous verrons aussi, dans cette partie, sur quoi repose l’origine de l’écriture et quelles sont les scènes traumatiques ou cachées que Vigan tente de faire remonter à la surface. Dans un deuxième temps, en nous appuyant sur les réflexions de Pierre Nora, nous analyserons l’importance de la matérialisation de la mémoire chez Vigan, cet aspect singulier de la recherche des traces écrites, verbales ou orales de Lucile (la mère) et de l’exploitation d’enregistrements de tiers pour se rapprocher au plus près de la souffrance maternelle. Nous mettrons ensuite en perspective le côté “mémoire-devoir” (Nora XXXI), cette nécessité de raconter l’Autre pour réparer son image et surtout pour libérer les descendants des secrets et des silences pesant sur le processus de transmission transgénérationnel et intergénérationnel. En dernier lieu, nous aimerions proposer que le récit de filiation chez Vigan agit comme une thérapie, une psychogénéalogie scripturale plus précisément, par laquelle l’écrivaine se place comme héritière d’un maillage familial, cerne les déterminants conscients et inconscients qui sont transmis au travers de la dynamique familiale et ambitionne peut...

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