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  • Politique du poétique : Le travail de Cédric Demangeot
  • Jérôme Thélot

QUE CHATEAUBRIAND FÛT AU DÉBUT DE SA VIE et dans son Essai sur les révolutions un disciple de Rousseau, mais qu’à partir de son retour en France et à son ministère sous la Restauration il fît de son libéralisme un antirousseauisme ; que Lamartine en 1848 crût incarner politiquement l’esprit de la poésie romantique, quand Vigny qui le voyait se fourvoyer croyait pouvoir lui opposer sa solitude altière et le conservatisme de son rang ; que Victor Hugo fût d’abord, avec le premier romantisme, un royaliste ultra, alors qu’ensuite son exil fit de lui l’une des grandes voix européennes de la pensée républicaine ; que Baudelaire, au contraire, commençât jusqu’à la deuxième République par se croire l’ami des socialistes, pour finir par revendiquer sous le Second Empire l’héritage antidémocrate et antirépublicain de Joseph de Maistre ; que Verlaine, qui fut d’abord un anarchiste ami des Communards, devînt plus tard catholique conservateur et nationaliste, etc.—ce sont là des exemples probants de ce que les poètes peuvent avoir, et ont en effet comme tout le monde des opinions, peuvent adopter des idées et leur accorder du crédit, peuvent en changer au gré des circonstances intellectuelles que leur époque leur propose, et cela atteste, s’il en est besoin, que les idéologies sont la chose du monde la mieux partagée, la chose à laquelle comme tout le monde les poètes ne peuvent pas ne pas souscrire peu ou prou.

À qui entreprend donc de réfléchir sur la poétique la première exigence qui s’impose est de distinguer soigneusement les idéologies adoptées à titre d’options ou de préférences politiques par tel ou tel auteur à tel ou tel moment de sa vie dans le monde, de ce que j’appellerai ici la politique du poétique comme tel, où il importe de montrer qu’aucune idéologie n’est susceptible de s’introduire. Ainsi s’énonce comme suit une première hypothèse : le poétique comme tel se produit dans une région de l’esprit et selon des modalités de son travail propre dont est exclue a priori toute possibilité qu’une idéologie s’y mêle. Cette hypothèse ne demande à être admise qu’à proportion de son utilité, c’est-à-dire dans la mesure où elle servira à rendre compte de ce que font, en vérité, les poètes. Elle se propose de distinguer la politique interne au poétique, immanente au travail effectif de la conscience œuvrante, strictement inhérente à l’élaboration du poème quel que soit celui-ci,—des idéologies politiciennes adoptées a posteriori par les auteurs, des diverses formules ou [End Page 69] théories par lesquelles ceux-ci peuvent participer aux débats de leur temps, sur la forme de l’État ou sur la prise du pouvoir, sur le meilleur ou le pire des gouvernements, sur la guerre civile ou sur l’ordre public, etc. L’hypothèse que je propose ici dira donc ceci : le politique du poétique n’est pas de même essence ni de même contenu que l’idéologie, même lorsque celle-ci s’expose dans le poème, et même lorsque le poème semble avoir été écrit pour servir une idéologie.

Voici d’emblée quelques-unes des propositions que cette hypothèse cherche à fonder : la politique du poétique est, nécessairement, toujours identique à elle-même, elle est identique à l’essence du travail poétique dont elle relève exclusivement, à cette essence en laquelle le poétique consiste, et elle ne peut pas ne pas être ce qu’elle est, quelle que soit l’idéologie éventuellement véhiculée par le poème. La politique du poétique est la même, risquons cette idée, dans le poème stalinien d’Éluard, de 1950 : « Car la vie et les hommes ont élu Staline / Pour figurer sur...

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