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French Forum 28.3 (2003) 25-39



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Trois femmes
Isabelle de Charrière et la réappropriation

Marie-Paule Laden
San Francisco State University


Avant la publication des Œuvres complètes,1 la production romanesque d'Isabelle de Charrière n'a pas beaucoup retenu les critiques. Jusqu'en 1980, les rares études qui lui accordent quelques paragraphes se bornent le plus souvent à souligner la conformité de ses écrits aux normes romanesques du 18e siècle en général, et au roman féminin, en particulier: caractère féminocentrique, utilisation presque constante de la forme épistolaire, etc.2

Ce qui frappe cependant tout lecteur ayant fréquenté son œuvre, c'est la multiplicité des formes narratives qu'utilise Isabelle de Charrière. Si les titres des premiers romans renvoient à la forme épistolaire—Lettres de Mistriss Henley, Lettres neuchâteloises,Lettres écrites de Lausanne—une lecture quelque peu attentive permet de remarquer que les œuvres écrites après la Révolution, et en particulier les textes qui composent L'Abbé de la Tour et autres nouvelles (dont Trois femmes occupe le premier volet), étonnent par la variété des formes utilisées3 : Honorine d'Userche et Sainte Anne sont écrits à la troisième personne (c'est aussi le cas des Ruines de Yedburg); De l'esprit et des rois est présenté sous forme de dialogue; Sir Walter Finch et son fils William (1799) est une sorte de journal qu'un père écrit à l'intention de son fils. Quant au roman des Troisfemmes, on peut y voir un répertoire des genres et des formes pratiqués à l'époque (roman épistolaire, dialogues, conte philosophique, mémoires, essai, et même dictionnaire), présenté en une sorte de jeu de relais entre différents narrateurs et protagonistes.

Plutôt décontenancés par ce foisonnement des genres, les critiques ont qualifié Trois femmes tantôt de "roman à idées", tantôt de "roman de l'émigration", ou encore "franco-allemand".4 Sur le plan thématique, il offre un inventaire époustouflant des situations romanesques les plus [End Page 25] usées: accidents de carrosse, enlèvements, poursuites, tentatives de meurtre, confusions d'enfants, séductions par des ecclésiastiques, mariages arrangés, scènes de reconnaissance.... Le tour d'horizon narratif fait visiter des décors variés; si l'intrigue principale se déroule à Altendorf, au cœur de la Westphalie, l'histoire de Constance, l'une des trois femmes, nous entraîne aux Grandes Indes et à la Martinique, théâtre des transactions douteuses de son père et de son second époux.

Simple et prévisible, narrée à la troisième personne, l'intrigue de la première partie du roman renvoie au conte philosophique et au roman sentimental: l'orpheline Emilie tombe amoureuse de Théobald, fils du seigneur d'Altendorf, "gentilhomme à 64 quartiers" (oc 9, p. 51), qui l'aime aussi contre les vœux de sa famille. En dépit des principes moraux qui leur ont été inculqués, les jeunes gens décident de s'enfuir. Le scandale est évité in extremis par la pragmatique Constance, qui ayant rattrapé le couple réussit à réconcilier tout le monde et à arranger le double mariage de Théobald et d'Emilie, et de la servante Joséphine enceinte des œuvres de Henri, valet de Théobald. L'histoire a pu être ramenée aux aventures "d'une catin, d'une friponne et d'une bégueule" par un familier d'Isabelle de Charrière—remarque qui parodie peut-être celle de Montesquieu à propos de Manon Lescaut, dont il qualifiait les protagonistes de "catin et de fripon".5 La deuxième partie du roman, composée de douze lettres écrites en majorité par Constance, décrit la vie du couple à Altendorf; dans la "Suite" narrée à la première personne, que les contemporains de Charrière n'ont pas pu lire puisqu'elle apparaît pour la première fois dans Les Œuvres complètes, Constance raconte sa propre histoire ainsi que celle d'un...

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