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  • Poésie raisonnée, raison poétique:comprendre le génie de Buffon au regard de Jean Starobinski
  • Hanna Roman (bio)

Dans ses réflexions sur le rôle du langage dans l’œuvre du grand naturaliste de l’époque des Lumières, le comte de Buffon, Jean Starobinski souligne la question de la rupture apparente entre raison et poésie, et nous permet de reconsidérer celle-ci à travers la définition contemporaine du langage poétique et sa mise en pratique. Dans un article paru en 1977, intitulé « Langage poétique et langage scientifique », Starobinski aborde le sujet qui captivait autant qu’il troublait beaucoup de philosophes de l’ancien régime : celui de la perte, après l’expulsion d’Adam et Ève du jardin, et de la récupération possible d’une langue première et naturelle, c’est-à-dire une forme de communication dans laquelle les mots refléteront exactement et les idées et les choses. Au sujet de cette langue paradisiaque, Starobinski écrit : « [L]a première langue que les hommes ont parlée fut tout ensemble musique, poésie, science. Au commencement, un même verbe, enseigné par Dieu ou dicté par la Nature, sut dire les choses, les sentiments, les lois. [ … ] [L]a première langue alliait la plénitude d’un savoir à la plénitude musicale de son pouvoir expressif » (« Langage poétique » 139). Mais depuis, « la pleine lumière du sens s’est obscurcie, » et à la place du sens parfait ont apparu des mythes, des théories de l’origine et de la corruption du langage pur et des méthodes cherchant comment reconstruire le pont entre l’idée et la représentation écrite et verbale (139). [End Page 828]

L’argument de Starobinski met en avant surtout la manifestation de ce problème dans le domaine du savoir naturel au dix-huitième siècle, où il existait, écrit-il, plus qu’on n’aurait imaginé aujourd’hui, une « nostalgie des pouvoirs linguistiques perdus », et très souvent une rigueur philosophique qui exigeait la reproduction exacte de l’ordre du monde naturel dans des noms, des textes et des tables (140). On reconnaît un tel travail chez des philosophes comme D’Alembert, Condillac et Lavoisier. Pour qu’un corps de savoir soit vrai, et pour que l’on puisse ainsi l’appeler une science, son contenu doit être parfaitement incarné et articulé dans un système de signes qui transmettent le savoir de manière directe et facile. Ce système prend forme, Condillac nous apprend, au moyen d’une méthode de comparaison qui lie observations, perceptions, sensations et souvenirs pour enfin réduire cette chaîne à un seul principe général, une analogie qui incarne l’analyse ou l’identité du système (Traité des sensations 126). Ainsi la méthode et le système, c’est-à-dire son langage, se reflètent. Selon Condillac, « Toute langue est une méthode analytique et toute méthode analytique est une langue » (Langue des calculs 1).

La méthode analytique de Condillac et sa langue analogue expriment ensemble, d’après ce philosophe, la forme la plus pure de la poésie. Cette langue met pourtant en évidence le fait, suivant Starobinski, que la définition du mot « poésie » au dix-huitième siècle est bien différente de son sens moderne. Comment, demande-t-il, est-ce que la langue de Condillac, qui semble préférer l’ordre et la représentation exacts, pouvait-elle être perçue comme belle, vive et inspirante, voire sublime ? Comment est-ce que la poésie et la raison pouvaient-elles cohabiter dans le même espace analytique ? Qu’arrive-t-il aux qualités créatives et sensuelles de la poésie, lorsqu’on cherche à les « réduire en quantités, en rapports chiffrables » (« Langage poétique » 141) ?

En lisant les textes philosophiques du dix-huitième siècle dans la perspective moderne du classement des savoirs, l’on pourrait prétendre que le côté lyrique et sensible d’un sujet fut rejeté par une nouvelle pensée scientifique, qui favorisait des...

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