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L’art de la vérité Françoise Proust L ’AFFINITÉ DE LA LITTÉRATURE et de la philosophie est d ’origine romantique allemande. C’est aux premiers romantiques allemands (entendons: les romantiques de Iena, Friedrich et August Schlegel, Novalis, Tieck et, dans une moindre mesure, Schleiermacher et Schelling) que nous devons une double affirmation qui signe la littérature moderne: (1) La Dichtung en sa vérité est la Littérature (les Romantiques n’en prononçassent-ils qu’épisodiquement le terme); (2) La Littérature n’étant autre que la forme finie de la réflexion infinie, elle s’accomplit dans la théorie de ce qu’elle est (à savoir la critique littéraire). Certes, il n’y a là ni en amont ni en aval d’appel exprès à la philoso­ phie (au mieux, le concept fîchtéen de réflexion est-il convoqué, alors même que le philosophe attitré est Schelling). Certes, il existe une tradi­ tion française originale et forte, celle de l’essai, qui naît avec Montaigne et s’accomplit aux Lumières avec principiellement Diderot, mais aussi Voltaire, voire Rousseau. L’essai est le libre jeu de la pensée, et le jeu ne déploie sa puissance maximale que s’il est travaillé dans ses tours, détours et retours, c’est-à-dire s’il se soutient d’une écriture. C’est pour­ tant les Romantiques allemands qui fondent un espace “ littérarophilosophique ” , espace qui, à supposer qu’il ait jamais été fermé, fut réouvert par Nietzsche, puis redéployé par Heidegger et les postheideggeriens : Bataille, Blanchot et Derrida. Au déclin et à la fin de la métaphysique répondent le déclin et la fin de ses formes littéraires; à cette fin de millénaire revient la tâche d’inventer un espace “ neutre” où littérature et philosophie non seulement se croiseraient, mais se décon­ struiraient mutuellement. Retraçons, très grossièrement, la généalogie de ce parcours. Le romantisme allemand de Iéna provient, en ligne plus ou moins directe, de la Critique de la faculté de juger de Kant, et, plus par­ ticulièrement, de son double coup majeur: sa théorie du génie et sa théorie du sublime. Le génie, dit Kant, est cette capacité de “ donner ses règles à l’art” (§46). Le génie ne s’autorise que de lui-même et, par un tour qui n’est paradoxal qu’en apparence, il fait, de ce fait même, autorité (en langage kantien, il est “ exemplaire” ). Alors même qu’il fut Vol. XXXV, No. 3 37 L ’E sprit C réateur de son temps un inventeur inclassable, il devient, après-coup, un classique. Quant au sublime, dont les Schlegel, Hölderlin et Kleist se réclamèrent, il s’identifie, dans sa distinction d’avec le beau qu’au con­ traire un Schiller revendique, à l’art comme tel, en ce qu’il pointe l’infini au sein même du fini. Cette double attention permet au romantisme de porter à ses limites l’opération amorcée par Kant, et d’ailleurs par les Lumières en général: à savoir la destitution de la peinture au profit de la Dichtung. Il est vrai que le geste kantien est complexe. Au paragraphe 51 de la Critique de la faculté dejuger, sous-titré “ Division des beaux-arts” , Kant classe les arts en 3 catégories selon leur matière sensible: arts de la parole (éloquence et poésie ou Dichtung), arts de la figure (plastique, c’est-à-dire sculpture et architecture, et peinture) et arts du jeu des sensations (musique et art des couleurs), art à la limite de l’agrément. Mais, si l’on pose que le beau “ dispose l’âme aux idées” (à vrai dire, c’est la définition kantienne non du beau, mais du sublime, mais, alors même que Kant maintient fer­ mement la distinction entre les deux puisque le sublime n’est qu’“ à la limite de l’esthétique” , une fois posé, celui-ci rétroagit sur le beau et le contamine), la division se fait...

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