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Sur la Conjoncture anti-utopique Gérard Raulet R OLF SCHWENDTER, titulaire de la seule chaire de “ Devianzforschung ” en RFA, note avec sagacité que l’effondrement des utopies politiques a ceci de bon “qu’au moins on parle à nouveau de l’utopie” . 1 Nous sommes sortis d’une conjoncture anti-utopique muette et entrés dans une conjoncture anti-utopique déclamatoire. Rolf Schwendter n’a pas tort de s’interroger: quel besoin ont donc les adver­ saires de l’utopie, outre celui d’étaler un triomphe immodeste, de déployer pareils assauts d’agressivité? Et qui sont-ils? De quel triomphe parle-t-on? En Allemagne plus qu’en France la liste est longue des réquisitoires qui s’en prennent non seulement aux utopies politiques qui ont fait faillite mais à la pensée utopique elle-même. Et ce n’est pas un hasard si Joachim Fest ou Fritz Raddatz2consacrent tant de venin à Ernst Bloch, en s’efforçant assez vainement de réduire sa pensée à son compagnonnage avec le marxisme-léninisme et même le stalinisme.3Il existe bien sûr des critiques moins virulentes, donc a priori plus crédibles, et par là même plus destructrices encore. Selon Hans-Joachim Lieber la conception biochienne du passage (“Übergang”) de la théorie à la pratique, de l’utopie à la réalité, reste tributaire du dogme de l’effondrement du capitalisme et d’une “ apologie du communisme” .4 Werner Süss y voit “les limites idéologiques de l’usage que fait Bloch du concept d’utopie” .5 Idéologie: le mot est lâché. La conjoncture anti-idéologique actuelle est un combat idéologique, même si les naïfs croyaient qu’il n’y en avait plus. Et c’est même, comme j’essaierai de le montrer, le combat d’une utopie contre une autre. Car je pose d’emblée que l’utopie est une idéologie et que les utopies ne peuvent être dissociées de leur substrat idéologique. Je pose cela contre la phraséologie consensuelle qui habille la campagne anti-utopique et selon laquelle tout irait bien si les utopies, dont les hommes semblent ne pas pouvoir se passer, restaient des utopies littéraires, une sorte de zoo de la contestation—on verra plus loin le statut systémique précis de ce “parc naturel” . Notons pour l’instant que face à la faillite des utopies politiques resurgit la distinction académique entre discours ou “ genre” utopique d’une part et d’autre part pratique utopique ou utopie politique. Ainsi Joachim Fest souhaite que Vol. XXXIV, No. 4 103 L ’E s pr it C r éa te u r l’utopie retrouve le statut qui fut si longtemps le sien et qu’elle a perdu lorsqu’elle a cessé d ’être critique et parodie pour devenir un modèle pragmatique et un programme pour un autre lendemain. La leçon qu’on peut tirer de tant d’efforts et de tant de catastrophes est évidente: l’utopie n ’a rien à voir avec la politique pratique; elle relève de l’imagination et ferait mieux de s’y tenir. Elle est un jeu intellectuel sur la bonne façon de vivre ensemble, une pure affaire d’esprit, faite de l’étoffe dont sont faits les contes.6 Derrière l’argument pseudo-philologique se cache un argument his­ torique massif. Car, du point de vue philologique, pas plus qu’elle n’est au sens strict du terme un genre—tout au plus un ensemble de constantes structurelles et thématiques7—, l’utopie, si elle ne se laisse en effet pas réduire à l’utopie pratiquée, ne porte pas moins en elle-même, dès l’origine, l’exigence d’une mise en pratique. C’est déjà le cas chez Platon. Mais la pratique n’est pas pour autant dans la pensée utopique la preuve du pudding; on notera par exemple qu’un certain Gerrard Winstanley publia en 1652 à Londres The Law o f Freedom in a Plattform: Or the True Magistracy Restored—sans doute une des utopies les plus radicales du I7èm e...

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