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  • Albucius :un roman latin ?
  • Bénédicte Gorrillot

Pascal Quignard déclare : « [Le] détour par le passé est une chasse aux formes. [...] Mon esthétique est une esthétique volée. C'est celle des anciens Romains »1. L'écrivain vient alors d'écrire Albucius, consacré au rhéteur Caius Albucius Silus, contemporain de Jules César et d'Octave Auguste. Quelle esthétique a-t-il volée aux Latins, et en particulier à Albucius ? La réponse figure dans Sordidissimes :

Les Anciens Romains en désignant le roman du nom de satura évoquaient le plat en bois dans lequel on disposait pêle-mêle les prémices de tous les légumes dont on souhaitait voir le retour au printemps qui suivait. J'en reviens sans fin à Albucius comme à l'ami de mes jours. Parce que j'étais lui2.

En s'assimilant à Albucius, l'auteur indique qu'il lui a dérobé le genre du « roman ». Pourquoi ce rapt ? Quignard s'en explique : « Savezvous pourquoi j'ai écrit Les Tablettes de buis d'Apronenia Avitia ? Parce que l'indécence et la crudité d'expression des Romains m'enchantent bien plus que le roman psychologique du 19e siècle »3. Le roman latin comble un manque esthétique. Il est la seule réponse adéquate à une urgence d'écriture.

En préambule à Albucius, Quignard écrit : « Je n'ai pas le dessein, en composant ces pages, de dérouler comme un fil la vie d'Albucius Silus. J'évoque une œuvre que je juge méconnue. [...] Je prélève les traits qui m'émeuvent »4. Certes la Rome Julienne lui fournit un référent historique et le cadre de son récit, mais il y décrit surtout un modèle littéraire. Je propose d'éclairer ce que l'auteur entend par « roman latin » et son statut complexe : emprunt scientifique ou fiction théorique ? Horizon d'écriture ou réalisation effective ?

Une théorie du roman latin

« Un gîte d'étape des sordidissimes »

La première caractéristique du roman latin est présentée au Chapitre 4 :

Sa définition du roman a été notée par Seneca : « le seul gîte d'étape au monde où l'hospitalité soit offerte aux sordidissima », c'est-à-dire aux mots les plus vils, aux choses les plus basses, aux thèmes les plus inégaux. [... Albucius] pensait que tout pouvait être nommé dans un roman. Le père de Sénèque le philosophe lui demanda un jour des exemples de « sordidissima ». Albucius lui répondit : « et rhinocerotem et latrinas et spongias » (les rhinocéros, les latrines et les éponges). Plus tard il ajouta aux choses sordidissimes, les animaux familiers, les adultères, la nourriture, la mort des proches, les jardins.

(Albucius 42-43) [End Page 22]

À l'exception du mot « roman », cette définition est attestée par Sénèque le Père5, qui brosse un portrait d'Albucius et ajoute : « Il nommait les choses les plus communes : vinaigre, pouliot, daim, rhinocéros, latrines, éponges ; il pensait que tout pouvait être nommé dans une déclamation »6. Sénèque rapporte aussi les performances de son confrère dont il mentionne les titres annonçant des « thèmes inégaux » ou « bas » : « La Prêtresse impudique précipitée de la roche Tarpéienne » (Sénèque 62), « L'Homme qui séduisit deux femmes » (76), « Le Jeune Homme habillé de vêtements de femme qui fut violé » (216), « L'Enfant de cinq ans témoin contre l'intendant » (271).

On retrouve ces titres, dans Albucius : « L'Enfant de cinq ans » (chapitre 6), « Le Jeune Homme violé » et « L'Homme qui a séduit deux femmes » (chapitre 11), « La Prêtresse impudique » (chapitre 18). De même le corps des « romans » prêtés à Albucius contient des termes bas renvoyant à des réalités crues, comme dans « L'Enfant de cinq ans » : « Il eut ce trait: "ils sont trois dans la chambre à coucher : le père que tu tues, l'enfant que tu hais, la mère que tu fous". Sénèque condamne ce trait d'Albucius...

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