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French Forum 27.3 (2002) 99-114



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Passion simple d'Annie Ernaux:
le trajet d'une féministe

Sylvie Romanowski


A la mémoire de Michelle Coquillat

Passion simple, le sixième livre d'Annie Ernaux, marque une rupture avec ses textes précédents 1 en abordant le sujet de la passion sexuelle entre adultes, sujet qu'elle dit ne pouvoir affronter directement qu'après la mort de sa mère: "Tant que ma mère vivait, quelque part il y avait un frein", car sa mère représente "la dernière censure" (Tondeur "Entretien" 40). Sa mère ne nommait jamais la sexualité sans la censurer, et ne la nommait que pour l'interdire, dans cette phrase emblématique du double processus de nomination et de négation: "Il ne faut pas toucher ton quat'sous, tu l'abîmerais . . ." (Les Armoires vides 11). Traiter la sexualité qui est transgressive veut dire aussi traiter ce qui la rend telle, c'est-à-dire la censure qui l'abîme, dans les deux sens du mot: qui l'endommage en la rendant présente, et qui veut l'envoyer au fond d'un abîme pour l'oblitérer. La sexualité ne peut se reprendre dans le discours qu'en passant une dernière fois par la censure qui opérait sur elle. Alors Ernaux pourra laisser derrière elle le monde parental et "une fois libérée [ . . .] se mettre à l'écoute des autres" ("Entretien" 40).

Passion simple met donc en scène une confrontation d'une part entre la sexualité censurée et la sexualité non censurée, et d'autre part entre leurs représentations, un discours qui censure et un autre qui transgresse—deux formes de discours qui existent dans la société de la narratrice et qui la déchirent profondément. Le point de départ sera fourni par la citation de Roland Barthes et les deux pages d'Ernaux sur un film pornographique qui précèdent la narration proprement dite. Le texte peut être considéré à partir de cette déchirure et de la problématique de l'écriture annoncée dans ces deux textes liminaires. 2 Cette déchirure sera surmontée dans une méditation féministe [End Page 99] sur les difficultés de l'écriture et sur le dépassement de toute codification par des genres littéraires.

D'abord, l'exergue de Barthes: "Nous deux—le magazine—est plus obscène que Sade". Il provient d'une section intitulée "L'obscène de l'amour" des Fragments d'un discours amoureux (207-11). On peut imaginer qu'Ernaux, qui dit qu'elle lit beaucoup (Tondeur "Entretien" 41) et qui enseigne la littérature, utilise cette citation en étant consciente de son sens spécifique. Barthes y développe deux idées principales au sujet de l'obscène: que celui-ci est une transgression de ce qui est considéré comme représentable, et donc toujours situé par rapport à un contexte sans lequel il n'existerait pas, 3 et que ce qui est codé comme obscène a changé profondément entre l'époque de Sade et la nôtre. Barthes résume ceci dans un texte qui, pour être mis entre parenthèses, n'en est pas moins crucial: "(Renversement historique: ce n'est plus le sexuel qui est indécent, c'est le sentimental—censuré au nom de ce qui n'est, au fond, qu'une autre morale)" (souligné par Barthes; Fragments 209). Selon Barthes, donc, il y a deux sortes d'obscénités: celle du dix-huitième siècle qui admet le sentimental et rejette le franchement sexuel, et celle du vingtième anticipée par Sade: "Tout le monde comprendra que X . . . ait 'd'énormes problèmes' avec sa sexualité; mais personne ne s'intéressera à ceux que Y . . . peut avoir avec sa sentimentalité" (210-11). Aujourd'hui, affirme Barthes, l'étalage des sentiments amoureux gêne la société beaucoup plus que l'évocation directe de la...

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