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  • Tocqueville, sphinx de la démocratie
  • Pierre Grémion (bio)
Lucien Jaume, Tocqueville. Les sources aristocratiques de la liberté, Paris, Fayard, 2008, 457 pages.

Lorsqu’en octobre 2009 le titre de Docteur honoris causa de Sciences Po fut conféré à Vaclav Havel, écrivain, dissident, ancien président de la République tchécoslovaque et de la République tchèque, il reçut avec son titre un cadeau : le manuscrit d’une lettre d’Alexis de Tocqueville. On ne saurait trouver meilleure illustration de l’idée que Tocqueville est notre contemporain. A l’inverse, le récent livre de Lucien Jaume ré-encastre Alexis de Tocqueville dans son temps et se propose d’interroger le texte de La démocratie en Amérique pour faire entendre le dialogue qui s’y déploie avec ses contemporains.

En effet, écrit Jaume, si Tocqueville ne cite jamais personne, « toute l’époque est là, bruissante de ses voix en conflit : ainsi le courant contre-révolutionnaire (Bonald, Maistre, Lamennais), la pensée du libéralisme aristocratique (Montlosier, Chateaubriand), l’opinion républicaine (de Madame de Staël à Armand Cancel), le courant doctrinaire (Guizot, Rémusat, Royer-Collard), les aristocrates ralliés à la classe moyenne comme Louis Le Carné, etc. » (p. 15). Il existe une « énigme Tocqueville » affirme-t-il d’entrée de jeu. Alexis de Tocqueville écrit, en effet, de manière voilée, et se tient constamment « derrière le rideau » : la formule est de son frère Edouard qui le morigène (on dirait aujourd’hui en style démocratique relâché : lui remonte les bretelles) pour avoir laissé entrevoir trop directement ce qu’il pensait dans un chapitre qu’il lui a communiqué (Alexis faisait souvent lire ses textes à ses proches). Un auteur se doit [End Page 207] de déguiser ses opinions et ses préférences. Dialogue caché, écriture voilée, il faut y ajouter « un flottement savamment entretenu » autour du mot démocratie lui-même. Tout invite donc au déchiffrement, d’autant que La démocratie en Amérique représente une réussite paradoxale : « l’auteur qui a le mieux parlé aux Américains depuis l’étranger ne cesse néanmoins dans son texte de parler aux Français. Est-ce donc encore un masque, ou plutôt, pour utiliser l’image chère à Tocqueville, un nouveau voile ? L’Amérique de Tocqueville est avant tout notre miroir, mais de façon si élégamment cachée qu’il faudrait dire notre anamorphose1 » (p.14).

Quoique sous-titré « Biographie intellectuelle » (concession à la collection qui l’accueille), le livre de Jaume tourne le dos au genre biographique et l’auteur s’en explique : si Tocqueville est une énigme, mieux vaut adopter une démarche inductive, le rencontrer à travers ses textes, au croisement de ses réflexions sur les institutions, la religion, la littérature, pour n’examiner qu’ensuite si ce que l’on a appris peut se rattacher à l’entourage, à l’éducation, aux modèles et contre-modèles de sa jeunesse. Cette démarche itérative entre le texte et le contexte, qu’il n’est pas abusif de caractériser d’herméneutique, est servie par une érudition exceptionnelle et préparée de longue main par les travaux antérieurs de l’auteur sur le champ intellectuel et idéologique du XIXe siècle.

Si le texte de Tocqueville est tout bruissant de son époque, celui de Jaume bruit de tous les travaux publiés à Paris depuis trente ans, depuis que Tocqueville n’est plus un auteur réservé aux membres de l’Institut mais est devenu un auteur universitaire – en même temps que le débat sur la démocratie s’amplifiait : Agnès Antoine, Raymond Boudon, François Furet, Marcel Gauchet, Pierre Manent, Françoise Mélonio (à qui le livre est dédié), Philippe Reynaud, Pierre Rosanvallon, ... Usant d’une formule heureuse, Lucien Jaume propose à son lecteur de le faire entrer dans « l’atelier de la fabrication » de La démocratie en Amérique : « Ce n’est pas le [Tocqueville] déprécier, écrit-il, que de montrer que, en gros, aucun des th...

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