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Bilinguisme et écriture: Le cas de Beckett et de Cioran Marie Dollé AU XXe SIÈCLE, DE NOMBREUX ECRIVAINS changent de langue. Certes, le phénomène n'est pas nouveau mais il a pris une ampleur inégal ée. Quand on considère la liste (incomplète) des «migrants», Joseph Conrad, Vladimir Nabokov, Panait Istratit, Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Romain Gary, Arthur Adamov, Julien Green, Jules Supervielle, Elias Canetti, Elie Wiesel, G. A. Goldschmidt, Jorge Semprún, Héctor Bianciotti, Vassilis Alexakis, Julia Kristeva, Tzvetan Todorov, François Cheng, Nancy Huston, Andrei Makine, Lorand Gaspar, Milan Kundera, Agota Kristof, etc., on s'aperçoit que chaque cas est particulier et mérite une étude individuelle. J'ai choisi deux écrivains, Samuel Beckett et Cioran, en raison de leur notoriété et de leur parcours: tous deux ont choisi le français et pourtant, si certains rapprochements peuvent être effectués, leur démarche est tellement différente qu'elle permet de percevoir la complexité des liens qui unissent bilinguisme et écriture. Il n'est pas indifférent de remarquer que Beckett et Cioran sont amis et se sont régulièrement rencontrés à Paris. Même si, pendant longtemps, la célébrité de l'écrivain irlandais a éclipsé son ami roumain, ce dernier n'en a jamais pris ombrage: Cioran a consacré à Beckett un de ses «Exercices d'admiration » et lui rend hommage à de multiples occasions. Ils ont en commun de n'être pas à proprement parler «bilingues», si on entend par ce terme, celui qui parle deux langues dès l'enfance, comme Julien Green par exemple. C'est au célèbre Trinity College de Dublin que Beckett, qui s'intéresse aux langues vivantes, s'est familiarisé avec la littérature française; il a notamment découvert la poésie de Vielé-Griffin, de Larbaud, de Fargue, de Jammes. Au lieu d'emprunter l'itinéraire classique de l'écrivain irlandais qui mène Bernard Shaw, Yeats ou Oscar Wilde à Londres, il se rend à Paris où il obtient un poste de lecteur d'anglais à l'École Normale Supérieure. Il rencontre Joyce dont il devient l'ami et le secrétaire particulier. Comme le remarque John Fletcher, c'est comme traducteur qu'il fait ses débuts littéraires, en 19301; il se trouve ensuite (avec Alfred Péron) à l'origine de la traduction d'Anna Livia Plurabelle , publiée dans la N.R.F. en 1931. Beckett publie en anglais More Pricks Than Kicks (il n'existe pas de version française), Murphy, Watt et un recueil de poèmes, Echo's Bones. C'est pendant l'été 1937 qu'il écrit ses premiers textes en français, des poèmes qui seront publiés après la guerre. Vol. XLIV, No. 2 ΠL'Esprit Créateur Cioran a lui aussi appris le français pendant ses études et il est arrivé à Paris en 1937 (il a 26 ans). Il est censé rédiger une thèse sur Bergson mais préférera parcourir le pays à bicyclette. Pendant son séjour à Paris, il écrit en roumain Amurgul gandurilor (Le Crépuscule des pensées), publié à Sibiu en 1940, et entre 1941 et 1944, îndreptar Patimas (publié en 1993 sous le titre Bréviaire des vaincus). Ce n'est que dix ans plus tard qu'il décide de changer de langue. Il raconte à plusieurs reprises qu'installé au bord de la mer à Dieppe et s'acharnant à traduire Mallarmé en roumain, il prend soudain conscience de l'inanité de ses efforts. De toutes les versions qu'il donne de l'événement, la plus dramatisée reste celle de Gabriel Liiceanu: D'un coup, j'ai pris conscience que cette affaire-là n'avait aucun sens, que plus jamais je ne retournerais en Roumanie, que le roumain ne me servirait plus à rien... En une heure, ça a été fini. Ce fut une réaction violente. J'ai rompu d'un coup avec tout: avec ma langue, avec mon passé, avec tout1. Que deux écrivains adultes choisissent d'abandonner leur langue premi ère, cette langue que l'on dit «maternelle» invite à s'interroger sur un...

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