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Le théâtre de Nathalie Sarraute ou la scène renversée Jacques Lassalle En un obscur commencement On travaille avec les contraintes de son siècle. Chardin, lorsqu'il voulait peindre du jaune sur sa toile, peignait des citrons. Nathalie Sarraute1 UNAN, JOUR POUR JOUR, après "lapremière" de ma mise en scène, pour la Comédie-Française, du Silence et tfTille est là , dont je voulais qu'elle marquât la réouverture du Vieux Colombier (salle on le sait quelque peu mythique du théâtre français, fermée pourtant depuis vingt ans), je me retrouvais en Arizona pour y parler du théâtre dans l'œuvre de Nathalie Sarraute. Elle m'avait dit avoir souhaité que j'assiste à ce colloque. Et j'étais là , plus intimidé encore qu'honoré par sa confiance en moi. Pourtant, quelques heures à peine depuis mon arrivée, je sentais bien que les spécialistes venus là de tous les coins du monde m'accordaient, grâce à elle, une manière de préjugé favorable. Mieux, je les éprouvais, ainsi réunis autour de Monique Wittig, si amicaux, si intensément reliés par l'amour de son œuvre et de sa personne , que c'était un peu comme si Elle était là , et que nous lui parlions et qu'Elle nous écoute, avec dans le regard ces éclairs d'affectueuse malice que nous pouvions lui deviner. Et puis cette Arizona Inn qui nous accueillait paraissait, au milieu du désert et des cactus géants qui l'environnaient, si "old fashion", si "vieille Europe"; l'ordonnance des pavillons à l'ancienne, et des jardins où les oranges, gonflées comme des pamplemousses, jonchaient les pelouses, avait quelque chose de si familier, de si engageant... Jusqu'à ce vaisselier, derrière les auditeurs, qui m'évoquait si fort la maison d'enfance... J'osai donc parler. C'est tout naturellement du texte de présentation que j'avais écrit pour le programme du spectacle que je suis parti, pour l'augmenter, ici et là , de quelques digressions, empruntées à mes souvenirs de répétition avec Nathalie Sarraute, ou à nos conversations chez elle, à Chérence, ou à Paris, lorsqu'elle nous accueille, assise en tailleur, sur son éternel divan, la vodka, le whisky et la bouteille d'eau gazeuse, bien à leur place, Vol. XXXVI, No. 2 63 L'Esprit Créateur sur le guéridon. "C'est là que depuis trente ans, je travaille, je rêvasse, que je me désespère", dit-elle. On a déjà beaucoup écrit à propos de Nathalie Sarraute, romancière, essayiste, dramaturge, grand écrivain de notre temps. Mais personne, sans doute, n'aura mieux analysé ce qui constitue la singularité et la force novatrice de son œuvre, que l'écrivain elle-même. L'écriture en son propre miroir, regardé et regardant ne faisant qu'un: le phénomène est moins fréquent qu'il n'y paraît. Et si l'on sait, depuis Baudelaire, qu'être ensemble la plaie et le couteau ne va pas sans risque ni souffrance, personne n'y parvient mieux, c'est-à -dire de façon aussi claire, aussi peu péremptoire ou doloriste, que l'auteur de l'Ere du Soupçon. Si pourtant je risque, à mon tour, ces quelques réflexions parallèles aux répétitions du plateau, c'est que l'œuvre, par son absence de tout repère familier, de tout point d'appui qui lui serait extérieur, m'y a dans un premier temps obligé. C'est aussi que mettre en scène, c'est traquer, dans l'être même des textes, l'apparent déficit de théâtralité, l'apparent déni de représentation dont on pourrait les soupçonner. Digression 1: Je me souviens de Nathalie Sarraute durant les répétitions autour de la table. Nous étions convenus qu'elle viendrait les premiers jours, puis à la toute fin, quand le spectacle aurait à peu près trouvé sa forme scénique. Il faisait froid alors, et jusqu'à l'heure de la première représentation publique, nous travaillions dans les gravats et les bruits de perceuse de...

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