Raynal ou le devoir de vérité (review)

Si l'Histoire des deux Indes apparaît comme l'un des symboles littéraires du siècle des philosophes, on a trop souvent tendance à oublier, derrière le nom d'un des prestigieux collaborateurs de l'ouvrage, l'acteur principal de cette gigantesque entreprise éditoriale: l'Abbé Guillaume-Thomas Raynal. C'est sur ce constat que Gilles Bancarel propose la biographie intellectuelle d'une personnalité fort célébrée de son temps et pour ainsi dire méconnue aujourd'hui. On peut de prime abord se montrer sceptique face à un tel choix méthodologique: aborder l'œuvre en retraçant les étapes d'une vie, le procédé semblera éculé, et encourra le risque de substituer aux lacunes des témoignages les vues subjectives du critique . . . Conscient de ces dangers, Bancarel s'est concentré sur le parcours social de l'Abbé Raynal: du milieu familial de commerçants aveyronnais aux salons et aux académies dont il devint familier dans toute l'Europe, en passant par les différentes étapes de la formation religieuse et historienne, l'auteur plonge à la recherche des sources concrètes de l'œuvre intellectuelle de Raynal, n'hésitant pas, à cet effet, à laisser la part belle aux voix de l'époque — compagnons de voyage, rencontres mondaines, éditeurs, personnalités littéraires, notables, correspondants, et ainsi de suite. Horizon permanent de l'analyse, l'Histoire des deux Indes domine l'édifice comme l'aboutissement philosophique de cette formation culturelle; Bancarel n'a toutefois négligé aucun des travaux de l'Abbé pour mettre en évidence de manière très convaincante ce qu'il envisage comme le 'trait de caractère' omniprésent dans la pensée de Raynal: l'attachement à la vérité et à la liberté. Soutenue par un impressionnant travail d'archives, l'étude de ce motif permet de mettre à jour la cohérence humaine et philosophique de la vie de Raynal, jusque dans certaines entreprises contestées comme l'édification, en Suisse et à ses frais, d'un monument à la gloire de Guillaume Tell et des premiers confédérés. Pour Bancarel, le projet incarnait le prolongement d'une œuvre qui, de la mise en cause de l'esclavage dans l'Histoire des deux Indes à l'élaboration d'une minutieuse Histoire de la Révocation de l'Édit de Nantes — achevée, mais dont le manuscrit reste introuvable à ce jour — s'attachait non seulement à rendre justice aux victimes de toutes les oppressions, mais également à éveiller le débat dans la société de l'époque. L'un des nombreux mérites de cet ouvrage est ainsi d'avoir su montrer comment Raynal, habile stratège, devait par l'intermédiaire de multiples réseaux, notamment celui des Académies, faire de l'Histoire des deux Indes une référence littéraire incontournable, invitation à la controverse philosophique et politique qui, bien au-delà des élites intellectuelles françaises de l'époque, fut reçue et commentée aussi bien dans les milieux de la bourgeoisie négociante qu'outre-Atlantique: au moment de la Déclaration d'Indépendance américaine, l'œuvre de Raynal, en faisant retour sur les conséquences de la découverte du nouveau continent, ne pouvait qu'inviter les colons à repenser le sens de leur histoire — quitte à s'insurger contre celui qu'en donnait l'abbé. De nombreuses annexes (textes, documents iconographiques et généalogiques) viennent enfin parfaire un ouvrage méticuleux qui, sans céder à la tentation de la vaine anecdote biographique, allie avec un talent incontestable la pertinence de l'analyse historique au plaisir du récit.