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  • René Girard en critique de Proust :intuitions, apories, mises à l'épreuve
  • Luc Fraisse

En 1961, René Girard Publiait Mensonge romantique et vérité romanesque1 . Par une double modestie, l'auteur affirme, en préfaçant la réédition de 2001, que cet ouvrage, sur le chemin de la réflexion anthropologique ultérieure, ne propose pas une théorie du roman ; et qu'il ne dut d'ailleurs d'exister et d'être mis en forme qu'à l'exigence, présentée par son université américaine, de voir le jeune professeur produire des publications. De fait, les lecteurs ultérieurs de La Violence et le sacré2 ont retenu, dans la théorie du roman, ce qui conduisait à celle du bouc émissaire, c'est-à-dire le fonctionnement du désir mimétique ou triangulaire et le mécanisme possible de sa sublimation. Et voilà Proust, dont la Recherche du temps perdu constituait un argument majeur dans la première théorie, sur le chemin de servir à une théorie cette fois générale des sociétés modernes.

L'époque à laquelle René Girard publie son livre se situe tout à l'aube d'un exceptionnel essor de la critique proustienne, installant—mais alors seulement—l'auteur de la Recherche dans le firmament qui nous est aujourd'hui familier. Au moment où se soude la critique savante pour investir l'œuvre de Proust, celle-ci se voit traversée par quelques penseurs (Proust et les signes de Gilles Deleuze paraîtra peu après3 ) qui jettent, venue d'ailleurs, une lumière vive sur ses possibilités de lecture. Si le philosophe Deleuze s'installe au cœur de l'œuvre, pour y dévoiler le rôle exceptionnel et le système des signes, Girard s'approche du genre romanesque déjà en anthropologue, et rencontre en chemin Proust comme propre à étayer sa théorie du désir mimétique.

C'est ce moment un peu particulier, dans la traversée par Proust du XXe siècle, que nous voudrions observer, où l'écrivain, sur le point de devenir un monument, sert pour l'instant d'instrument à une théorie. Proust n'est pas exactement objet d'analyse, mais occasionnellement visité pour illustrer une loi du psychisme social. Manquent encore beaucoup de connaissances sur l'auteur et son œuvre qui, si elles étaient en partie établies, restaient pour l'instant peu divulguées, ou pour certaines à mettre entièrement au jour. Le visiteur n'en jette pas moins des intuitions en elles-mêmes irremplaçables, et qui invitent à être prolongées. Il ne s'agit donc pas d'instruire le procès du spécialiste contre le penseur, qu'on a pu intenter, dans la décennie suivante, à Sartre publiant L'Idiot de la famille ; il ne s'agit pas de soumettre l'essai [End Page 134] théorique à une soutenance de thèse, en relevant les éventuels manques, en regrettant des ignorances, en discutant la propriété des exemples choisis, car on ignore ce faisant le mouvement créateur d'un regard qui entre dans une œuvre à un point de vue inattendu, et y découvre des aperçus nouveaux précisément parce qu'il est libre de prémisses scientifiques.

Sans doute la théorie du désir mimétique est-elle ici encore fragile, sans doute celui qui lance des affirmations prend-il souvent des risques : comme bientôt d'ailleurs Marthe Robert4 , l'application des catégories énoncées ne s'avance pas suffisamment dans les exemples pour que le lecteur en acquière une certitude. Mais appelée comme témoin dans la théorie du désir mimétique, l'œuvre de Proust présente un visage nouveau ; non considérée pour elle-même, elle dévoile aussi ses apories, moins facilement discernables à partir d'une approche protocolaire. À leur tour, les connaissances depuis lors mises au jour dévoilent moins les apories des hypothèses de René Girard que des possibilités d'interprétation supplémentaires, si l'on regarde aujourd'hui l'œuvre de Proust par-dessus son épaule. Tel est le chemin...

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