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  • Histoires de ruinesCalomnies de Linda Lê
  • Marie-Magdeleine Chirol

Auteur d'une douzaine d'ouvrages, parmi lesquels des romans, des nouvelles et des essais critiques, Linda Lê fait partie de ces âmes déracinées qui recherchent en vain dans le souvenir et l'écriture un passé marqué par le désastre et dont il ne reste tout au plus que des ruines. Née à Dalat en 1963 , puis installée à Saigon à partir de 1969 , Linda Lê quitte le Vietnam pour la France en 1977 avec sa mère, sa grand-mère et ses trois sœurs, laissant son père "au Pays" (23).1 Elle a alors quatorze ans. Passé douloureux, le souvenir du Vietnam hantera désormais à des degrés divers toute l'œuvre de la romancière.

Associé à la thématique du Vietnam, le motif de la ruine demeure omniprésent dans les écrits de Lê, soit dans des termes explicites, soit de façon détournée. Or son cinquième roman, Calomnies (1993), offre précisément ce traitement double de la ruine à la fois masquée, puis dévoilée. C'est par ailleurs l'un des rares ouvrages français de la diaspora vietnamienne traduit en anglais et le premier roman de Lê qui ait été traduit dans plusieurs pays (Etats-Unis, Portugal, Hollande). Roman clé dans son œuvre,2 Calomnies contient de même en germe les thèmes de l'œuvre à venir, à savoir la mémoire, le souvenir, l'exil, la folie et bien sûr la ruine.

Il s'agira donc dans cette étude de dévoiler les multiples facettes de la ruine dans Calomnies afin d'établir sa signification tant dans le registre personnel de l'auteur qu'à plus grande échelle dans celui de la littérature ruiniste d'inspiration indochinoise. Pour cela, nous évoquerons la ruine telle qu'elle est perceptible dans un contexte temporel puis narratif, avant de la découvrir au niveau stylistique et métaphorique. Une mise en perspective avec le motif ruiniste dans L'Amant de Marguerite Duras permettra de replacer le thème dans son contexte indochinois.3 [End Page 91]

Perspectives temporelles

"Le thème fondamental de l'inspiration 'ruiniste' reste la perception du temps," souligne Roland Mortier dans La Poétique des ruines en France.4 Or sous quelle forme ce temps se révèle-t-il dans Calomnies? Deux récits se font écho: celui d'une jeune femme, la nièce, cherchant ses origines et celui de l'oncle enfermé "dix ans chez les fous" (11). Ces deux perspectives alternent d'un chapitre à l'autre tandis que le lecteur essaie de deviner jusqu'aux dernières pages l'identité du narrateur. L'approche double permet alors non seulement la narration dans le temps (où jadis et maintenant sont exposés) mais aussi dans l'espace puisque cette dernière fait appel à deux consciences, deux expériences géographiques, qui elles-mêmes se multiplient sous le processus d'écriture et de réminiscence. De même, avec ces deux narrateurs, l'histoire s'effrite en même temps qu'elle prend forme à l'image de ces vies qui se disloquent, qui se désintègrent, qui se perdent dans la multiplicité—nous y reviendrons.

Suivons donc d'abord le récit de l'oncle. Un véritable compte à rebours se met en place, marqué par divers repères temporels: quinze ans, dix ans, cinq ans, cinq jours. En effet, "quinze ans" (11) plus tôt (par rapport au temps de la narration) et suite à un "épisode" (28, 29) les impliquant tous les deux, l'oncle et la nièce se sont "perdus de vue" (11); c'est aussi à ce moment-là que l'oncle "quitte le Pays pour être enfermé dans cet asile en Corrèze" (29 . "[D]ix ans" (85) après, son unique ami surnommé le Moine décède; l'oncle quitte alors l'asile (3, 85, 96). Enfin, depuis cette époque-là, soit "[d]epuis cinq ans" (22), il travaille dans une bibliothèque (1, 13). Finalement, suite à une lettre de sa nièce questionnant son passé et l'invitant à lui r...

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