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French Forum 26.1 (2001) 21-37



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Régime et sensibilité:
manger, pleurer et boire dans les Mémoires de Marmontel

Frédéric Charbonneau


Le premier livre des Mémoires de Marmontel, écrit vers 1793, rassemble en un bloc semi-autonome les souvenirs d’enfance de l’écrivain, qui vont de sa naissance à Bort en Limousin en 1723 jusqu’à son entrée dans l’âge d’homme, marquée par l’achèvement de ses études, puis par la mort de son Père, en 17401. Les faits et les événements relatés par le vieillard, que la tourmente révolutionnaire avait forcé à se réfugier à Abloville, avaient pour objectif avoué d’"égayer" ses enfants et de "les instruire d’exemples"; mais par-delà ce didactisme, Marmontel admet qu’ils "étaient pour [lui] un soulagement véritable, en ce qu’ils effaçaient au moins, pour des momens, les tristes images du présent par les doux songes du passé" (XX, 471). Le "palimpseste de la mémoire" (Baudelaire) est ici dévoilé. Dans la mesure exacte où on le recompose depuis un observatoire qu’il a pour but de nimber, le souvenir est deux fois déterminé par ce qui lui succède: non pas déformé par le présent mais bien formé par lui, il en hérite le point de vue et la perspective; non pas juxtaposé à lui mais s’y superposant, il en garde la trace cachée, comme une sécrétion fossile conserverait l’empreinte du corps qui l’aurait produite. Par cette conception, complémentaire de celle que l’on adopte ordinairement et qui trouve dans le passé ce corps originaire, nous voulons suggérer que le souvenir est simulacre; et son récit, élaboration secondaire.

Il faut donc lire avec prudence et avec soin non seulement la disposition des faits recueillis par le mémorialiste, mais encore le statut qu’il leur donne. Ainsi, la façon dont il rend compte d’une maladie—ses causes, son évolution, son terme—dépend de ce qu’il sait au temps où il écrit, le phénomène antidatant d’un demi siècle son explication; de [End Page 21] même, il est probable que telle évocation nostalgique de la table familiale se ressente d’une sensibilité culinaire acquise ultérieurement—et, peut-être, de la diète imposée par la Terreur. Les Mémoires sont toujours hybrides; leur écheveau tient en échec le phantasme du démêloir qui hante bien des historiens, car il n’est le plus souvent nul document brut pour en prétendre résoudre la complexité diachronique. S’il ne peut au moyen de ce seul matériau procéder à des périodisations définitives, l’analyste du moins peut repérer les enjeux, les tensions qui travaillent le texte, et identifier, parmi les éléments d’une problématique sociale ou culturelle, ceux qui se réfléchissent dans l’oeuvre.

Notre projet est d’interroger, dans ces souvenirs d’enfance, certaines manifestations de sensibilité relative à la nourriture et aux larmes, de mettre en lumière leurs fonctions et le système qu’elles forment à l’intérieur du texte. Se nourrir et pleurer sont en effet deux activités à la fois primitives, remontant aux premiers instants de la vie, et culturelles, investies de fortes valeurs morales; elles sont ainsi vouées au changement, puisqu’elles accompagnent l’individu dans ses métamorphoses et ses inscriptions sociales successives, marquées à chaque étape par le renouvellement des contextes et des codes. Plus que les autres en conséquence, elles nous paraissent propres à éclairer les liens essentiels que les récits autobiographiques entretiennent au XVIIIe siècle avec le corps. Tout en puisant chez les historiens des mentalités et de l’alimentation des données qui éclairent le texte de Marmontel et en soulignent certains aspects, nous voudrions surtout montrer à l’oeuvre une lecture du passé, indissociable des Mémoires, par le prisme d’un corps sensible, retenu dans le temps...

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