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Les silences de la voix: De Quignard à des Forêts Hanna Charney S I L’ON A BEAUCOUP PARLÉ, surtout il y a deux décennies en­ viron, de voix—voix narratives, voix féminines, voix minoritaires, voix fortes, voix faibles—c’est actuellement le topos de la voix qui hante une certaine littérature et beaucoup de films. Cette voix-là, ontologique, est élusive, elle ne se manifeste souvent que de façon dérivée. On a souvent écrit que la composition de la musique et que l’attrait qu’elle exerce reposaient pour une part sur la quête sans terme au fond de soi d’une voix perdue, d’une tonalité perdue, d’une tonique perdue.1 Cette voix est souvent, en effet, perdue. De Tous les matins du monde (1992) à La Leçon de piano (1993), d'Un cœur en hiver (1992) à Bleu (1993), de douloureux mutismes s’entrecroisent sur l’écran où divers instruments jouent une musique souvent alliée à la mort. La voix comme pouvoir (valéryen), source (poétique), “moi pro­ fond” proustien se dresse à la lisière d’un monde phénoménologique qui évite une imagerie trop volontiers topographique et qui se méfie de tout déterminisme. Le cogito que présente cette voix-là, c’est Husserl qui le pose et c’est Derrida qui l’a mis en lumière en 1967 dans La Voix et le phénomène.2 Selon ce qui deviendra sa coutume, Derrida suit de très près, et lumineusement, la pensée de son philosophe pour la déconstruire pas à pas. C’est ainsi qu’il dégage admirablement l’idée husserlienne de “la voix qui garde le silence” (78), “silence absolu du rapport à soi” (77), cette voix qui est transparence d’une “vie intérieure” (78) présente à elle-même. Ni les critiques de Derrida ni les conclusions qu’il en tire ne relèvent du contexte présent; de même, ce n’est pas la théorie de Husserl proprement dite qui sera en cause ici. Mais cette notion de la voix semble représenter un nœud, ou comme pourrait le dire Derrida, un nerf de la sensibilité à une époque où des termes comme le “moi” ou “la con­ science” ont perdu leur résonance et surtout leur précision philo­ sophique. Derrida le dit bien: la voix, pour Husserl, c’est la conscience. Dans La Leçon de musique par Pascal Quignard il s’agit de Marin Marais, musicien à la cour de Louis XIV. D’abord enfant de chœur à la Vol. XXXIV, NO. 3 35 L ’E sprit C réateur chantrerie de Saint-Germain-l’Auxerrois, il en est chassé “pour cause de mue”. Cette perte de la voix se transformera en “quête sans terme” à laquelle répondra la maîtrise de la basse de viole. Dans des méditations extraordinaires de lyrisme et de subtilité autour du thème de la mue masculine, qui ne fait que répéter la première, celle de la naissance, à laquelle tous et toutes sont soumis, Quignard annonce, ébauche, et décrit, l’écart incontournable et entropiquement grandissant entre la “nostalgie” d’une voix première et les compositions qui d’une part l’expriment, et d’autre part et paradoxalement, s’en éloignent. [E]nfant ayant mué, c’est cette nostalgie qu’il voulait conduire à l’oubli. Il avait choisi pour instrument de son art, la basse, la basse de viole—instrument qu’il conduisit en effet à l’oubli par sa virtuosité, par l’habileté retorse qui donnait de la paix à son tourment, par la beauté expressive de ses pièces rivalisant avec la voix, par l’extrême difficulté de ses pièces. La plus belle et peut-être la plus difficile de ses pièces se nomme Les Voix humaines. (73) La voix-musique de Marais, à jamais coupée de son état premier, à jamais tombée dans la temporalité, semble illustrer parfaitement la différance que Derrida oppose, dans La Voix et lephénomène, à la voix husserlienne. Pourtant, cette différance—et cette différence—s’inscrivent...

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