[HTML][HTML] Austerlitz

WG Sebald - La pensée de midi, 2001 - cairn.info
WG Sebald
La pensée de midi, 2001cairn.info
AL'ÉPOQUE OÙ J'ÉTAIS AIDE-JARDINIER à Romford, j'ai commencé, le soir à la veillée et
pendant les fins de semaine, à étudier l'œuvre de près de huit cents pages en impression
serrée consacrée par HG Adler, jusqu'alors inconnu de moi, à l'installation, l'évolution et
l'organisation interne du ghetto de Theresienstadt, qu'il a rédigée dans les pires conditions
entre 1945 et 1947, pour part à Prague, pour part à Londres, puis encore révisée plusieurs
fois jusqu'à sa publication par une maison d'édition allemande en 1955. La lecture qui ligne …
AL’ÉPOQUE OÙ J’ÉTAIS AIDE-JARDINIER à Romford, j’ai commencé, le soir à la veillée et pendant les fins de semaine, à étudier l’œuvre de près de huit cents pages en impression serrée consacrée par HG Adler, jusqu’alors inconnu de moi, à l’installation, l’évolution et l’organisation interne du ghetto de Theresienstadt, qu’il a rédigée dans les pires conditions entre 1945 et 1947, pour part à Prague, pour part à Londres, puis encore révisée plusieurs fois jusqu’à sa publication par une maison d’édition allemande en 1955. La lecture qui ligne après ligne m’ouvrait les yeux sur ce que, lors de ma visite de la ville fortifiée, mon ignorance presque complète m’avait empêché d’imaginer était, en raison de ma connaissance insuffisante de l’allemand, d’une lenteur infinie, et je pourrais même dire, ajouta Austerlitz, qu’elle était pour moi presque aussi difficile que le déchiffrement d’une écriture babylonienne ou égyptienne, idéographique ou cunéiforme. Syllabe après syllabe, il me fallait décrypter les mots surcomposés ne figurant pas dans mon dictionnaire, que la langue administrative et technique utilisée par les Allemands et régissant tout à Theresienstadt produisait apparemment à jet continu. Et quand j’avais enfin débrouillé le sens de notions et de dénominations telles que Barackenbestandteillager, Zusatzkostenberechnungsschein, Bagatellreparaturwerk stätte, Menagetransportkolonnen, Küchenbeschwerdeorgane, Reinlichkeitsreihenunter suchung ou encore Entwesungsübersiedlung*–à ma grande stupéfaction, Austerlitz prononçait ces mots à tiroirs sans la moindre hésitation ni la moindre trace d’accent–il me fallait encore déployer un effort aussi grand, continua-t-il, pour tenter d’insérer le sens présumé que j’avais reconstitué dans les diverses phrases et dans un contexte général menaçant toujours de m’échapper, en partie parce qu’il n’était pas rare qu’une seule page me mène à minuit passé et que dans cet étirement extrême du temps beaucoup se perde, en partie parce que le système du ghetto, dans sa distorsion en quelque sorte futuriste de la vie sociale, conservait pour moi son caractère d’irréalité, malgré qu’Adler le décrive jusque dans ses moindres détails et sous ses aspects les plus concrets. C’est pourquoi il me semble aujourd’hui impardonnable d’avoir de mon fait entravé durant tant d’années, même si ce n’était pas intentionnel, l’enquête sur mon passé antérieur, de sorte qu’il est maintenant trop tard pour aller trouver Adler, qui a vécu à Londres jusqu’à sa mort survenue pendant l’été 1988, et m’entretenir avec lui de cette enclave extraterritoriale dans laquelle par moments, comme je l’ai sans doute déjà dit, précisa Austerlitz, près de soixante mille personnes ont été entassées sur une surface d’à peine plus d’un kilomètre carré, des industriels et des fabricants, des avocats et des médecins, des rabbins et des professeurs d’université, des chanteuses et des compositeurs, des directeurs de banque, des commerçants, des sténotypistes et des femmes au foyer, des agriculteurs, des ouvriers
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