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  • Un sentiment de vacance et d'éternité :Dora Bruder contre l'histoire.
  • Nicolas Xanthos (bio)

À bien des égards, et malgré toute la mélancolie qui s'en dégage, Dora Bruder est un texte en lutte, qui fait de la lutte son mode d'existence et son principe poétique, et qui inscrit ces modalités agonistiques à même son écriture. Tout d'abord, ce texte s'érige contre le travail de l'oubli - un oubli causé par le temps, certes, mais aussi par la volonté de ceux qui, peu avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont détruit les documents incriminants de la Police des questions juives et par la volonté de ceux qui, dans l'après-guerre, ont cherché à imposer une « couche épaisse d'amnésie »1 sur les heures sombres de l'Occupation ; autant de « sentinelles de l'oubli » (DB, 16) dont l'action a eu pour effet de généraliser l'effacement des traces de Dora et des siens et, conséquemment, de réduire les possibilités de dire quelque chose de ces existences ordinaires2.

Ensuite, à se trouver par la force des choses sur le terrain de l'enquête, Dora Bruder a aussi eu à prendre ses distances avec le roman policier. À l'évidence, le lien était trop étroit entre la raison judiciaire qui fonde ce genre et la déraison systématique qui, de fiches en convois, de catalogages en comptabilités macabres, a présidé à la mise en [End Page 889] place des camps. De plus, traversé par l'idée de trouver le coupable, traversé donc par une conception de l'être humain comme agent rationnel responsable de ses actes, le genre policier prenait appui sur une anthropologie et une conception de l'intériorité trop éloignées de ces franges évanescentes et subtiles de l'expérience humaine que Modiano veut décrire, ces formes délicates du dessaisissement de soi, ces subjectivités fragilisées jusqu'aux limites de l'évanouissement. Dans sa lutte contre le roman policier, Dora Bruder se déploie ainsi en une enquête bien décidée à ne pas aboutir, entre fragments épars, indices absents et silences préservés qui se font voies d'accès improbables à un mode d'être fuyant, sinon en fuite.

Enfin, et c'est ce qui nous intéressera dans le présent article, Dora Bruder, par son intérêt pour une période de l'histoire française, sa pratique de l'archive, sa volonté biographique de dire des individus qui ont existé, ne pouvait manquer de croiser sur son chemin le discours de l'histoire comme mode de connaissance. Comme dans le cas du genre policier toutefois, le texte de Modiano va chercher à s'élaborer bien loin d'un discours historien qui, par nature, construit ses objets dans l'ignorance délibérée de cela même que Modiano veut tenter de dire : quelque chose de l'expérience intime, insaisissable et précaire, de gens ordinaires aux abords d'une tourmente encore invisible, mais qui les emportera et effacera presque toutes leurs traces. Ce sont ses fondements épistémologiques qui empêchent le discours historien3 de prendre ces instantanés affectifs, de parler de Dora ou des siens, de dire ces bribes existentielles - les condamnant à un silence semblable à cette amnésie évoquée plus haut, répétant dans ses effets, quoique dans un esprit tout autre, l'anéantissement tragique qui a tenu lieu de destin à tous ces êtres. Pour que tout ne soit pas perdu de ces gens, de ces moments, de ces imperceptibles impressions, pour en recueillir des éclats ou des échos dans l'écriture, Dora Bruder n'avait d'autre choix que de refaire l'histoire, que de défaire le discours historien pour construire son propre espace discursif, tout autrement configuré. [End Page 890]

Les caractéristiques de cet espace discursif sont assurément nombreuses, mais l'une d'elles nous semble au cœur du travail opéré par le texte : la mise en scène spécifique d'une individualité estompée en tant qu'objet et moyen de connaissance. Et...

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