- L’art d’écrire la science. Anthologie de textes savants du XVIIIe siècle français
Entreprise audacieuse que celle qui vise à présenter une anthologie représentative de textes savants du xviiie siècle français, ne serait-ce que par la difficulté de bien concevoir aujourd'hui ce qui distinguait alors le savoir général, le savoir scientifique et les belles-lettres d'avant la littérature. Le titre proposé par Frédéric Charbonneau — L'art d'écrire la science — traduit bien l'intensité de cette ambiguïté qui, en dépit de la division artificielle de l'entendement (mémoire/histoire, raison/philosophie, imagination/poésie) illustrée par le Système figuré des connaissances humaines qui suit le Discours préliminaire de l'Encyclopédie, fait partie intégrante de l'épistémologie des Lumières, alors que sciences et belles-lettres « composent ensemble un organisme bicéphale et siamois » qui se scindera avec l'autonomisation des champs de savoir au xixe siècle.
La courte mais néanmoins éclairante introduction réussit à illustrer cette atmosphère où régnait le bien penser et le bien dire, où l'on devait « plaire avant d'instruire », c'est-à-dire rendre la science « aimable ». Frédéric Charbonneau résume bien ce cadre, tout contraire à celui du xixe siècle — qui « fera jouir le roman du prestige de la science » où l'on cherchait à « faire bénéficier la science d'un lustre emprunté à la poésie, au portrait, aux [End Page 141] formes de la littérature morale », alors que chimistes, naturalistes et astronomes devaient revêtir « la dégaine de l'écrivain », afin de rendre le savoir attrayant et ainsi participer à l'entreprise de diffusion des Lumières. Le lecteur est donc bien préparé à affronter les textes sélectionnés, une fois ce cadre épistémologique admirablement esquissé : déclin de la pensée spéculative, de la métaphysique et des mathématiques qui régnaient naguère au xviie siècle; montée de l'empirisme et du sensualisme qui privilégient les « faits d'observation et d'enquête, [et] non les vérités générales et abstraites », dans un enthousiasme généralisé pour le progrès. C'est donc au cœur même de cette « translation, déplacement entre deux univers de discours, recherche d'un espace où la science et la littérature soient conciliées » que nous abordons ces textes savants, encore parsemés parfois de ces « intuitions confuses » qui traduisent le pouvoir heuristique qu'une grande portion de la communauté scientifique attribuait alors à l'esprit d'analogie.
En avouant que « la sélection des morceaux d'une anthologie est toujours une opération périlleuse », Frédéric Charbonneau reconnaît d'emblée le caractère nécessairement délicat de son intervention — qu'il qualifie, avec lucidité, de « chirurgicale » — basée non pas sur l'évolution des différentes disciplines ou sur leur influence dans l'histoire des sciences, mais plutôt en fonction de l'« effet littéraire » des morceaux choisis. Un tel principe d'édition permet, d'une part, de ratisser large, sans prétendre représenter l'état du savoir à un moment donné, ou encore de montrer comment la littérature a mis la science en œuvre et, d'autre part, d'intégrer une variété considérable de disciplines. Aux « écrits d'hommes de science s'adressant aux honnêtes gens — Maupertuis, Nollet, d'Alembert, Buffon, Tissot, La Condamine », le responsable de cette anthologie ajoute ceux des « ''philosophes'' s'essayant aux sciences — Montesquieu, Diderot, Lévesque de Pouilly, Voltaire, Rousseau », de même que les « vulgarisateurs de métier — Fontenelle et Pluche », non sans oublier Poncelet, « tout au plus un amateur frotté de chimie, [...] élu pour sa fantaisie et pour son extraordinaire...