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REJEAN ROBIDOUX Gerard Bessette ou I'exaltation de Ia paroIe* Je suis venu en Inde afin d'y promouvoir la litterature quehecoise ou canadienne-franc;aise. Ie ne suis pas loin de penser que l/idee meme est farfelue. C'est en tout cas pour moi, tenant d'une tradition litteraire autonome, certes, mais longtemps precaire, volontiers qualifit~e de marginale et traitee comme telle par la litterature mere, cene de France, une plongee decisive dans un exotisme total. Ou seul fait de rna venue dans . cet univers culturellement si riche et, pour moi, si different, je me vois dans la situation du nain qui chercherait ainteresser ases jeux un geant. Que lui apprendre d'autre que la particularite de mon etre singulier? Naturellement, je suppose que si l'effet d'exotisme, la surprise et l'interet de la decouverte agit sur moi, il peut sans doute s'exercer dans Ie sens inverse. L'homme (la femme) de l'IJ1.de est susceptible d'etre aussi curieux (curieuse) que je Ie suis de ce qui paraH Ie moins lui ressembler. Si, malgre tout, je cherche quelque lien analogique, quelque point de rencontre entre la petite collectivite franc;aise du Canada a laquelle j'appartiens et l'lnde antique et incommensurable, c'est peut-etre du cote d'une com,mune quoique bien distincte frustration que, en definitive, nous nous rejoignons en esprit, de par la grace irnperiale de messieurs les Anglais. Je refere, bien sUr, ici, ace qu/en termes prosai"ques on appelle notre Commonwealth politique bien actuel, mais je songe encore davantage aux complexes et, somme toute, diffici1es relations historiques (militaires, commerciales, ethniques, sodales et autres) qui couvrent les derniers siecles de notre existence pratique. Nous avons, les uns et les autres, ete marques dans notre etre meme par l'empreinte caracterisee, glorieuse et benefique, sans doute, mais au demeurant toujours indesiree de la regIe hritannique (British rule). Pour nous du Canada fran~ais, je dirai que l'evenement fondateur de notre etre culturel, de notre devenir collectif et individuel jusqu'aujourd 'hui, assurant en quelque sorte la permanence active de notre essence, c'est 1a conquete anglaise du territoire, en 1760. Ou point de vue de l'etemel, aux yeux d'un observateur detache, il s'agit de peu de chose, apres plus de deux siecles, et cela devrait sans aucun doute, raisonnablement , etre depasse depuis des ages. Mais il n'en est encore rien en 1990, et j'ai Ie sentiment que cela continuera tant que subsistera l'homrne UNlVERSITY OF TORONTO QUARTERLY, VOLUME 63, NUMBER 4, SUMMER 1994 G.ERARD BESSETIE 539 canadien parlant fran<;ais. II y a la un facteur de difference, de distinction et done d'identite fonciere, avec ce que eela peut entramer de realite, de reves, d'i1Iusion mystique, de chimeres et d'alienation, modifiant atout point de vue notre humaine condition dans ses nuances diverses et contradictoires : nous sommes fran<;ais distants de la France, biologiquement en Amerique du Nord, toujours plus au mains isoles et resistants, sujets britanniques recalcitrants, associes rivaux des Canadiens anglais et des Etats-uniens et, d/une fac;on de plus en plus affirmee (rna presence ici n'en est qu/un signe), ouverts au monde. Ainsi se presente, al'Inde et a I'univers, l'homo gallo-canadensis, quebecensis au bien hors Quebec. C'est la perspective ou je peux et dais aborder tout phenomene litteraire, que ce soit un auteur, une ceuvre ou l'evolution de tout un genre dans une periode de plus ou moins grande extension. Pour Gerard Bessette, Ie poete et romancier dont je veux vous parler aujourd'hui, cette condition permanente de conflit a ete vecue specifiquement dans ce qu'il a lui-meme reconnu comme une 'vocation a l'exil.'l Ne au creur du Quebec franc;ais, Ie 25 fevrier 1920, et forme assez typiquement dans la filiere universitaire montrealaise, il s'etait vu promettre un avenir a Ia mesure de ses ambitions. Mais en realite, par suite de l'ostracisme qu'H subit de ses congeneres canadiens-fran<;ais euxmemes (en vertu d'une Icomedy of errors' qu'il a parfaitement identifiee au jouaient des motifs aIa fois religieux et sociaux), il fut contraint de passer toute sa carriere de professeur et d'ecrivain hors des frontieres de la patrie quebecoise proprement dite, applique ainsi aexperimenter dans l'ambivalence et en marge, comme il fmira par l'analyser en termes insolents dans un roman autobiographique, II'eternelle question psycholinguistico -politique de son drole de pays schizophrene L"J foutu pays sous-developpe [..J avec Ia conviction [...J de vivre dans un insoluble hypennerdier politico-linguistico-(con)federaste a mari usque ad mare.'2 Doe telle situation en retrait semble d'autant plus paradoxale dans son cas que Ie dessein qui informe toute l'reuvre bessettienne, depuis l'origine en verite, n'est rien d'autre (et rien de mains) que de Irestaurer [1a] langue [au sens Ie plus strict, maternelle] dans sa splendeur originaire [...Jpour recn~er un dire irresistible'3 et liberateur. Tout se ramene en effet chez Gerard Bessette a la representation-realisation dynamique d'un projet d'ecriture (qui non seulement assure la genese mais foumit Ie theme essentiel et principal de I'reuvre), ou 1a creation et l'exaltation de la parole se trouve en definitive toujours rejoindre la creation de soi, individuelle et collective: affirmation et definition fondamentales d'identite, constituant done une aventure spirituelle et metaphysique, dans Ie vii de ]a condition humaine. La formule qu'un critique4 a trouvee pour expliquer la demarche d'un roman en particu1ier ('Le Libraire ou comment la parole 540 REJEAN ROBIDOUX vient au pays du silence'), il faut I'appliquer atoute la carriere, et c'est pourquoi je dis: l'ecriture bessettienne au 1'exaltation de la parole.' Je passerai en revue rapidement toute l'ceuvre, afin de Ie montrer. Selon I'estimation retrospective qu'il a Iui-meme faite dans un esprit manifestement freudien, c'est des Ie depart pour depasser (transcender, subl~mer, racheter, liberer) Ie pere voue au silence (et tout ce qu'll represente comrne figure emblematique, au plan familial et national), qu'il valorise en lui Ia voix primordiale, Ie dessein primal de proc1amer la parole maternelle qui Ie tenaille, lui, 'dernier-ne surrnaterne surprotege, possede pourtant d'une inestinguible-devorante ambition, d'une imaginaire mission issue peut-etre de [8]a nuit ontogenetique.'s Au principe de la creation bessettienne, il y a la poesie. Je I'entends au sens de 1a chronologie au l'unique recueil de vers produit dans l'ceuvre precede la serie des autres livres, mais j'y vois plus encore un phenomene de nature, une puissance genetique qui informe par la suite toute nouvelle manifestation d'ecriture. Durant a peu pres quinze annees, depuis Ie debut des annees quarante, c'est-a.-dire depuis I'age de vingt ans, celui qui se veut ecrivain cultive Ia poesie en ecrivant des poemes, cependant que Ie critique en lui, au stade de sa formation universitaire (etudiant de maitrise puis de doctorat), consacre ses theses al'etude des poetes (aussi bien franc;;ais de France que canadiens). 11 resulte de toute cette periode un ouvrage theorique intitule Les Images en poesie canadiennefranc ;aise (publie en 1960, mais porte depuis la seconde moitie des annees quarante), et un petit recueil de Poemes temporels (1954) ou sont colliges des actes de langages (des poemes) d'un raffinement extreme, tant au plan de la pensee, de type philosophique (speculant sur les donnees de temps, d'espace, de conscience ou de memoire) qu'au plan de Ia forme qui cherche ses modeles chez Baudelaire, Mallarme, Valery (poetes fran<;ais) et Nelligan (poete canadien). 'Le Coureur' (la piece majeure du recneil, composee en 1943) deroule en 524 alexandrins Ie monologue interieur de l'athlete 'ramasse en crapaud sur la piste elliptique,' pret a partir et qui decompose en esprit la mecanique de son acte. II s'agit en realite d'une reflexion sur I'expression creatrice et donc d'un premier grand bondissement dans I'aire de la parole. La vie irrrepressible s'eveille dans l'espoir, Ie branle est effectivement donne de toute l'ceuvre bessettienne : Reculez, vieux soleils qui m'avez retenu! Je m'eIance brtllant vers un astre inconnu! Alors que, en ce commencement de course, la polarisation s'etait effectuee du cote de la poesie (creation de Poemes temporels, puis critique des poetes: Les Images en poesie canadienne-frant;aise), c'est du cote du GERARD BESSETIE 541 roman, (critique universitaire, puis creation de roman) qu'eUe s'exercera dans les annees cmquante, et pour toute 1a suite. Gerard Bessette 5'est 1ui-meme parfois qualifie de romancier tardif, parce qu'il avait trente-huit ans quand son premier roman est sorti en librairie. C'est vrai, mais II faut compter qu'il y avait deja au moins quinze ans qu'il essayait de produire des fE~cits, en meme temps que son metier de professeur lui permettait de bien connaitre l'histoire du roman ainsi que les theories diverses qui sous-tendent la creation romanesque du passe. Lorsqu'il passera effectivement aux actes dans cette deuxieme moitie des annees cinquante, c'est tout un premier massif de trois romans qu'il se trouvera offrir, ou il met en reuvre des donnees de mreurs generales en etroit rapport avec des experiences qu'll a lui-meme anterieurement vecues et qu'il transpose. n est en effet issu de la c1asse ouvriere et a dfi peiner cornme travailleur manuel acertains moments de ses etudes, comme Ie Jules Lebeuf de La Bagarre (son premier roman, publie en 1958); il a egalement ete libraire, comme Herve Jodoin, Ie heros de son second roman (Le Libraire, 1960); et il a frequente pendant deux ans l'Ecole Normale Jacques-Cartier, qui sert d'assise concrete al'institution ou s'ebattent Les Pedagogues de son troisierne roman (1961). Les sujets sont traites dans les techniques narratives du roman traditionnel de type realiste, a la traisieme (La Bagarre, Les Pedagogues) ou a la premiere personne (Le Libraire). Mais ce qui ,importe par-dessus tout dans 1a signification de ces ouvrages tres ecrits, c'est moins leur teneur anecdotique que 1a lec;on qui s/en degage: (1) d'une prise de parole (avortee, de la part du heros de La Bagarre qui tente vainernent de devenir romancier, mais reussie de la part de l'auteur Bessette); ou (2) du discours malgre lui du Libraire, qui exerce au milieu de I'alibi son 'sarcasme dissident'6 et qui jaue a qui mieux mieux sur ce qu'un critique a appele l"inadequation fonciere de la parole au reel';7 ou (3) Ie cri libertaire des Pedagogues, contre l'hypocrisie de l'ideologie officielle. A propos de ces trois premiers romans, on peut abon droit souligner l'efficacite officiellement reconnue du romancier, en concomitance avec Ie phenomene de conscientisation nationale qu'on appellera 1a Revolution tranquille, au debut des aIU1ees soixante, et a quoi censement Le Libraire, surtout, aura a son insu effectivement contribue. Mais Ie dessein qui gouverne Gerard Bessette n'est pas dans I'ordre de I'action sociologique ni politique mais, je dirais, dans I'ordre esthetique et, en ce sens, il est purement gratuit. Or, dans la conjoncture oir il se trouve vers 1960, il est Ie temoin (et il sera l'artisan) de profondes metamorphoses dans l'art du roman. En 1960, on est a l'articulation de deux decermies dominees, notamment en litterature franc;aise, par Ie phenomene qu'on a appele Ie nouveau roman. C'est, chez Gerard Bessette lui-meme, une epoque de transformations considerables dans Ie style. 542 ROBIDOUX La laissera ensuite dormir dans ses tiroirs une avant de Ie laisser en 1975. Le n~dt est ostensiblement a l'heure et a la VU.'''V~dAo;;;. savoureuse de 1a maniere riDi:!l"t"iT"ltiinn prc)(U,glE!USe, de meme interieur. Le en scene concertee une suite de canulars tac;eneU:K, ni en somme, sur la Slg;ruJ:1CaLtlcm ej3SE!ntLelJle l'ceuvre cornrne eIle est. La '-1J.L.14UC COJ1S1~, te, en deUnltlv'e soit id l'ecriture. De sorte l'on ....."".,..'.....2..'" lus:terne][lt du de l'insolite narrateur A de points de vue, ceUe ceuvre en est une Tn,;l,101'11" consiste dans ce creation bessettierme. C'est sur Ie massif eXlpel'lel1ce~s vecues. carrement n'est rien d'autre au GERARD BESSETfE 543 que l'extrapolation-transposition de la rnaladie qui s'est abattue sur l'ecrivain. De I'aveu meme de celui-ci, L'lncubatiol1 'raconte un drame [qu'it a] vecll, reellement et en fantasmes,T13 L'engagement personnel a done ici joue plus dramatiquement que dans les reuvres anterieures, et il etait du reste d'un autre ordre: sur Ie plan de I'anecdote autobiographique, c'est J'aboutissement d'une grave crise passionnelle, 'affaire de crem (ou de cul),' comme iI dira,14 traversee d'impulsions homicides Oll suiciciaires, et sur Ie plan de la creation, l'eclosion d'un style nouveau se fait dans Ie rapport immediat a l'experience hautement incommode du desordre somatique. L'Incubation a ete commencee dans des circonstances inhabituelles; les quelque quarante-cinq pages d'un premier brouillon ont ete ecrites aParis en 1962, alors que l'auteur soignait une penible mononucleose acoup de 'doses chevalines de streptomycines,'15 On sait aussi comment aLondres, ensuite, il hantait Soho la nuit, dans des etats seconds, experimentant de cette fa~on, en quelque sorte (et sans Ie savoir), Ie supstrat mimetique d'un style romanesque et d'une ville agressee. 'II ne fait aucun doute, conviendra Gerard Bessette retrospectivement, que ces bizarres noetambulations ne m'aient servi de toile de fond affective lorsque je redigeai [...J L'lncubation.'16 Ainsi Ie climat onirique de l'anecdote se trouve-t-il porte au second degre par Ia dynamique etrange du recit. En cours de redaction, i1 traversera en outre une autre grave maladie (un perilleux coxsackie) qui favorisera encore de tels etats seconds, de sorte que tout Ie travail sur Ie roman aura ete accompli dans une espece dJleuphorie': 'j'avais l'impression, dit l'auteur, d'etre souleve-entraine par Ie monologue interieur irresistible-bouillonnant-vertigineux du protagoniste.1l7 L'enjeu formel du roman tient tout entier dans la realisation convaincante d'un monologue interieur continu, representation adequate du stream ofconsciousness. Le narrateur de L'Incubation, en effet, se debat dans Ie flux desordonne d'une duree sans repos, figuree par la 'translation flageolante un peu titubante'18 ('translation hypnagogique,t19 en verite, dans un lyrique Soho verba}), ala poursuite des bribes de memoire, des fantasmagories, comme de la realite ineluctable. Il s'agit bien d'un courant de conscience, entretenu par un discours qui consiste en la retrospective d'une histoire tout juste achevee dans la catastrophe, et Ie narrateur en est, a l'extreme, cornmotionne. Dans la coloration de ce point chronopsychologique , qui constitue ce que la critique appelle 'la situation narrative,'2£J Ie recit recompose par Ie menu Ie processus emmele du destin, depuis les troubles amours londonniennes du temps de 1a guerre, exhurnees de quels limbes, dix ans plus tard, dans les equivoques retrouvailles canadiennes (malaxant pele-mele tous les personnages), jusqu'a 1a fulmination tragique de l'evenement fatal. Ce monologue d'une seule coulee, qui assume techniquement la duree 544 REJEAN ROBIDOUX d'une remernoration anxieuse, se mesure en toute rigueur au temps qu'il faut pour Ie proferer (ou pour Ie lire). I1 afflue a l'etat brut - mimesis discursive de I'errance somnambulique dans Soho - entrainant a faison dans son rythme Ies remous repetitifs, Ies originalites verbales, Ies inventions de figures imaginaires ou rhetoriques de tautes especes, qui conferent ace recit les qualites incantatoires d'un grand poeme, fascinant exercice d'ecriture d'un texte non-ecrit (par Ie narrateur), purement pense et bien a contrecceur (en-)duIt~. Dans ce texte, publie en 1965 (annee par excellence, pour plusieurs romans quebecois, d'un engagement nationaliste),21 Gerard Bessette a plus que jarnais Iaisse de eote les problemes circonstancieis de lutte sodale ou politique. Je signaIe seu1ement, pour Ia curiosite de Yoccurrence ou je me retrouve aujourd'hui en Inde, qu'il est question, dans L'Incubation, a un moment important de I'anecdote, d'un 'erotologue'22-'erotomane'23 dont on dit qu"il etait aIle en lnde' et qu'il 'avait fornique dans Ie Gange et sur Ies Hymalayas,'24 et qui profite d'une soiree style dolce vita pour projeter des diapositives licencieuses Oll }'on voit 'en pied, nue, une superbe Hindoue a 1a peau havane aux seins fermement pommelants au bassin impeccablement parabolique sur lesqueis s'etalaient des reflets cuivreux, devant laquelle se dressait lui faisant face masque impassible sexe paraboliquement erige un Hindou athletique et fusele.,25 C'est a rna connaissance la seule allusion a votre pays que I'on trouve dans toute l'ceuvre bessettienne, et je veux bien convenir qU'elle est plutot (disons) moqueuse, sauf qu'elle s'inserit, tout compte fait, dans un developpement qui eulminera sur une grande interrogation rnetaphysique, sur Ie theme: homo erectus mulier erecta ...26 A tous les points de vue, heureuse conjonction des hasards de Ia vie (aventures, maladies et remedes) et des decouvertes de l'art, L'Incubation s'impose a sa date dans l'ceuvre de I'ecnvain comme Ie morceau des connaisseurs. Je me suis abstenu jusqu'a present de mentionner La Route des Flandres de Claude Simon (prix Nobel de litterature 1985), qui a pu etre prise (dans une certaine mesure et plus ou moins inconsciemment) pour un 'analogon' du style. C'est que j'ai toujours juge L'Incubation plus envoutante que son modele franc;ais. Quand done oserons-nous, Canadiens franc;ais et Quebecois, a rnerite egal ou superieur, revendiquer et reconnaltre Ies valeurs notres du domaine universel? Apres L'Incubation, Gerard Bessette n'entreprend pas aussitot un autre roman. II s'adonne plutot a la critique litteraire (Une litterature en eDullition, 1968), qui lui permet d'explorer d'autres romanciers dont il identifie certaines recettes sty1istiques, eventuellement utilisables dans sa propre cuisine. II s'emploie aussi apreparer quelques textes courts, une nouvelle en particulier intituIee Grossesse, qui tient du tour de force par son sujet IneIDe et qui doit sa verite non au jaillissement instinctif, rnais entierement a la recherche et a la justesse de sa fabrication calculee: GERARD BESSETTE 545 misant de fait sur l'observation en que1que sorte clinique d'une arnie, ]'auteur male ose assumer Ie point de vue specifique d'une femme enceinte de six mois a ]'heure oil elle est aux prises avec ses malaises physiologiques quotidiens; dans un langage des plus naturels, il elabore un monologue souple, faisant alterner discours direct et indirect et pratiquant systematiquement pour 1a premiere fois (qui deviendra bientot pour lui coutume) la cenesthesie (feminine en l'occurrence) comme assise physique et physiologique de la duree romanesque.27 Cette Grossesse, exercice de transition, laisse Gerard Bessette fin pret pour un roman qu'il met en chantier et qui sera Le Cycle. De tous les romans bessettiens, c'est celui qui m'a toujours paru avoir davantage Ie caractere de l'experimentation - bien qu'il ait cornme les autres jailli de source et se soit eonstitue sans trop de caleul -, peut-etre parce que, au lieu de narrer une histoire selon les formes (comme t;'avait en somme ete encore Ie cas dans L'Incubation), l'auteur a intentiOImellement joue, hors de toute categorie d'intrigue bien ordonnee, a etre des personnages subsistants et irreductibles a lui-meme. L'aventure me semble ainsi ontologique, dans 1a mesure oil il s'agit de representer avec des mots I'etre existant dans la duree. Car etre, c'est ici parler ou c'est ecouter en soi s'elaborer un discours continu et divers. C'est d'ailleurs pourquoi il faut porter tant d'interet au 'comment dire.' L'exercice consiste donc a se glisser dans Ie JE tour a tour de sept personnes differentes, pour percevoir au sismographe sensible Ie battement de la vie. Cela donnera sept monologues immanents ou, au sens litteral du terrne, sept soliloques, actes d'intimiM maximale, sans autre destinata~e que celui ou celie qui parle en vase clos pour soi seul(e). Joues afond, les jeux du JE masculin (iendus aises par l'affinite de nature) et ceux du JE feminin (inventes de la meme audacieuse fa<;on que dans Grossesse) sont faits, bien faits, comme si, par la magie des COIncidences clairement voulues, Ie createur avait mis nne mecanique en rnarche et que Ie mouvement se rut conduit sans anicroche, selon les lois de la gravitation universelle du monde humain: physique, physiologique, psychologique, psychanalytique, etc (enregistrement fidele des voix du consdent, du subconscient, de l'inconscient et des eenesthesies). Chaque soliloque (analogue aces fameuses boites noires des avions de ligne, temoins de verite toujours d'une derniere heure) est ainsi un epitome de duree personnelle qui s'inscrit aune etape dans Ie temps objectif entre la mort du pere, survenue un lundi de mars, et les obseques, qui doivent avoir lieu Ie jeudi. Cornme Le Cycle est fait du monologue de trois sujets males et de quatre femmes, il est interessant de se demander si Ie sexe se laisse identifier dans ce que j'appellerais la structure du discours. Personnellement je crois que oui, mais je m'abstiendrai d'essayer de vous Ie prouver, dans la brievete du temps qui me reste. Je dirai simplement que l'invention des 546 REJEAN ROBIDOUX themes et leur insertion dans les monologues du Cycle est I'affaire, en derniere analyse, non d'lll1 demiurge mais de l'habile romancier qui est a ce moment en possession de tous ses pouvoirs et qui reussit arepresenter chacun (et chacune) dans son opiniatre duree verbale, a travers tous les acccidents de vertige, pre-(demi-)sommeil, ivresse et nausee (banale aussi bien que metaphysique). La transcription lyrique de la duree aura debusque en cours de monologues bien des archetypes appeIes a une prochaine etonnante germination. Au moment de sa sortie, aIa fin du printemps 1971, Le Cycle annoncera a bon droit Les Anthropoides: 'en preparation.' Ces Anthropoiaes, projet de longue haleine, allaient occuper plusieurs annees de la vie de l'auteur. Illes decrira apres coup comme 'un reve de jeunesse realise dans I'age mo.r.,2B De tous les rOlnans bessettiens, celuici sera Ie plus volumineux, Ie plus longtemps porte, celui aussi pour lequel it aura fallu noircir Ie plus de papier. II s'agit, selon Ie sous-titre de l'ouvrage, d'un 'roman d'aventure(s),' au double degre de signification: soit d'une anecdote des temps· primitifs et d'un accomplissement transcendant de 1a parole et de l'etre. Les aventures (au pluriel), dans le contexte Ie plus large, sont celles d'une horde de primates relativement evalues qui se nomment Kalahoumes . Leur corps velu, leur membrure quadrumane, leur demarche flechie et leur comportement brutal, entre autres caracteres,les laissent tres pres de nos ancetres simiens, cependant que leur faculte de pensee et de Iangage et leur vie dans un cadre social organise, si barbares quIen soient les regles, les rapprochent de nous. 'Tres loin dans Ie ventre du temps la horde s'est dedoublee29 en Kalahoumes et Kalahoumides, puis ces derniers se sont apparies avec des creatures d'une autre espece -Ies Gongaloukis - entramant l'emergence de caracteres physiques et physiologiques davantage humanoYdes chez les individus des generations subsequentes. Sur cette toile de fond de l'histoire hasardeuse de la horde, migration chercheuse a travers l'etendue d'un passe mythique, sont projetees les aventures epiques - guerrieres et strictement initiatiques du nouveau chef, Ie Grand BaD, veritable point de jonction et de progres des races-especes, et plus encore, par la mise en (Euvre qui donne sa forme originale au recit, I'Aventure (avec un grand A) grandiose de reflexion et de parole du jeune Guito, qui se trouve etre notre narrateur. INous avant;ons lentement dans la savane immense (dit Guito se dit Guito moi Guito je me dis).'30 Telle est l'ouverture du recit et (surtout) l'identification liminaire (comme une sorte de diapason complexe) de I'insolite voix narrative. II y a de quoi longtemps rever sur cette parenthese initiale, dont Ie moins quIon puisse dire est qu'elle a ete meticuleusement pesee: s'y trouvent toutes les nuances de l'etre singulier qui s'exprimera et que I'auteur a par ailleurs (hors roman, bien sur) ainsi decrit: lOans la premiere expression (/dit Guito'), Guito est un 'il' ordinaire; dans GERARD BESSETTE 547 1a deuxieme, un 'il' reflechi; dans la troisieme seulement un 'je,' Mais il est les trois en meme temps, [...] II Ya un demi-rnillion d'annees, Ie 'moi' tel que nous Ie possedons aujourd'hui n'existait pas encore.,31 Ce 'moi' est le substrat d'un monologue interieur, au plutot (explique encore Ie romancier, toujours hors roman) Ie substrat 'des monologues inseres les uns dans les autres, des monologues gigognes; parce que Ie 'je' chez Guito est encore gelatineux, en voie de formation, son monologue est complexe et 'multiple' en quelque sorte,132 Et se deroule ainsi en trois cents pages un inlassable discours ala premiere personne au Ie lecteur se trouve completement immerge in medias res. Un univers rude et rudimentaire se trouve ainsi pose, dans I'exageration significative (epique) et 1a stylisation necessaire (poetique) des obsessions de notre monde-tempsespace . Univers complexe aussi et tourmente, ou l'auteur a certainement projete, de son plein gre au sans trop Ie vouloir, ses hantises propres. A bien des egards, Ie roman pourrait etre Iu dans un sens alIegorique, dans une perspective large au personnelle. On reconnait en tout cas iei des themes bessettiens fondamentaux: je pense a1a reptation hallucinee du Grand Bao dans le boyau souterrain de la montagne, reflet-abyme de celle des anthropoides dans Ie ventre du temps ... Mais venons-en au point capital. Tout cela est une fable. Le fait essentiel iei, Ia grande Aventure, c'est celle du 1angage. La parole -Ie parolage, la parolade -, c'est Ie theme principal qui court lyriquement - 'rnagique,'33 'incantatoire'34 - dans Ie filigrane du recit epique et qui se materialise structuralement dans la forme creee pour l'exprimer. Comme il s'agit d'un recit non-ecrit, simplement - rnais tres vivement - image, Ie probleme qu'a da. resoudre Ie romancier fabricateur me paraH Ie suivant: comment reproduire dans un langage plausible un discours a la premiere personne, jailli du fond des ages, s'exprimant a coup de fantasmes sans pareils et dans un baragouin absolument inou'i? 11 est bien evident qu'il ne pouvait eire question d'un franc;ais standard, correct et bien lustre. 'Dans Ie but de donner de la 'couleur locale' - et chronologique - ace roman prehistorique,'35 1'auteur a invente apartir de la langue courante un idiome extraordinaire, sorte de creole savoureux et robuste et, au bout du compte, tres intelligible. Le systeme une fois etabli, avec sa grammaire de base, ses regles rnorphologiques, sa syntaxe et son vocabulaire tres riche (fait d'un certain nombre de neologismes, de mots sonores etranges - bizarres souvent parce qu'ils sont les vocables propres designant animaux et plantes exotiques - et de termes ordinaires hardiment metamorphoses), la verve (sur)bessettienne a pu s'en donner aCCEur jOie sur quelques centaines de pages bien tassees, Je suis infiniment sensible aux resonances universelles du grand poerne epique, celebration inspiree et profondement originale de Ia parole humaine. Je suis persuade que c'est iei Ie haut sommet du grand projet bessettien d'exaltation de la parole, et je comprends que l'auteur y voie 548 REJEAN ROBIDOUX sa 'meilleure reussite.'36 II s'en faut cependant que Ie succes de librairie, en 1977 et ensuite, ait correspondu a. une telle qualite. Mais il s'agit d'un probleme d'un autre ordre. Si Les Antllropoides avaient ete ecrits en arnericain puis traduits en franc;ais, peut-etre auraient-il pu aspirer sans presomption au statut de best-seller en France et ailleurs (y cornpris au Canada et au Quebec). Depuis Les Anthropoides, Gerard Bessette n'a produit qu'un demier grand roman, intitule Le Semestre. En comparaison de taus ses autres accornplissements, qui avaient eU~ acquis au prix de la traversee de longues periodes d'errances et de tatonnementsl cette ceuvre fait l'impression d'avoir ete donnie par les hasards de Ia vie et 1a bonne fortune de la recherche professionnelle. En I'automne 1977, pendant que Ie grand roman prehistorique se trouvait sous presse, l'homme Bessette etait derechef (ainsi qu/au temps legendaire de L'Incubation) aux prises avec des creatures virales sournoises, savarnment denornmees 'chlamidiae,,37 reduisant Ie professeur au conge force durant tout Ie premier semestre de l'annee scolaire, cependant que I'ecrivain se livrait au brassage de souvenirs personnels et aI'autopsychocritique. Il tendait aussi de tous ses vceux afaire I'epreuve en c1asse de sa lecture d'un roman de son confrere ecrivain Gilbert La Rocque, Serge d'entre les morts. C'est au semestre d'hiver 1978 qu'il put enfin executer ce projet pedagogico-critique, rendu it la fois lucide et abruti par les medicaments redoutables ('doses chevalines de tetracyclines')36 qu'il devait absorber afin d'eliminer les ultimes sequelles de sa maladie. De sorte que, au terme de la singuliere annee scolaire qu'il avait vecue, il etait pret a. boucler rondement en un 'roman-bilan'39 les fils divers de son experience recente et de toujours. Dans cet enorme recit cathartique, ouvertement autobiographique, il donne a. profusion Ies clefs de sa carriere et de son CEuvre, cependant qu'il montre enfin, comme il ne l'avait pas fait dans Les Pedagogues, un professeur - lui-meme - en acte d'enseignement. Et ce long discours est I'occasion de regier ses comptes avec nombre de personnes. Ace point de vue, ce que I'on peut apprecier Ie plus, ce sont les reglements de compte avec soi-meme a. quoi se livre, non sans delectation morose, Ie personnage (et derriere lui l'auteur) tout au long du fl~cit. La non-complaisance a I'egard de soi fait un contrepoids a la rosserie vis-a.-vis des autres. D'autant plus que, en l'occurrence, l'ironie est l'une des composantes de l'interiorite qui constitue l/un des aspects essentiels du Semestre. Le livre, par ailleurs assez drolatique, ne laisse pas d'etre emouvant. L'homme qui s'y projette a effectue sa descente initiatique jusqu'au creux de son etre, present et revolu. II peut craner, mais il est revenu de bien des illusions sur les autres ou sur soil et son ironie qu'il exerce a tout venant n'est au fond que la forme agressive de sa pudeur. II se sait coureur en fin de course: sa carriere universitaire est terminee et son ultime flambee erotique (racontee dans Ie roman), plaisante dans son GERARD BESSEITE 549 inopportunite, n'aura guere ete que l'occasion de reinventer les experiences decevantes de son passe. La mort, dont il n'a pas consciemment peur parce qu'il refuse d'y penser serieusement, est tout de meme toujours presente a l'horizon de la realite, de l'imagination et de 1a memoire. C'est elie, finalement, qui motive la frenesie d'ecrire aquoi tout se ramene, ce desir de survivre et de ne pas etre oublie. Gerard Bessette semble etre reclus depuis dans une phase (ultime?) d'inventaire puis de silence. Mais il est toujours la, et l'on n'ose pas conelure a son propos. Pourtant I'idee de bilan qui domine Ie c1imat bessettien d/il y a dix ans appeUe a tout Ie moins un jugement bref, synthetique et cumulatifsur I'adequation de I'ceuvre accomplie au dessein defini qui l'informe depuis l'origine: [...] restaurer cette langue [matemellel dans sa splendeur originaire [...Jet meme [,..J aller plus loin [..,] pour recreer un dire irresistible [...]-40 Promesse considerable atenir. Mais au bout du compte, promesse tenue! C'est rna conviction. En projetant dans une forme originale, inedite et adequate ses hantises les plus persOIUlelles, au stade des Poemes temporel5, comme a celui de La Bagarre, de L'Incubation et des Anthropoides ou de chacun des autres romans et fictions dans leur singularite, avec leurs trouvailles eclatantes et leurs manques occasionnels, et plus encore dans Ia sornme totalisante de l'ensemble composite et varie, l'homme qui s'est ainsi catharsise a su dresser Ie solide monument d'une grande CEuvre d'art. NOTES * Texte d'une conference presentee en Inde, en mars 1990. 1 Quibec fram;ais (decembre 1980),35. 2 Le Semestre, 133, 134,211, 213. 3 Ibid,103. 4 Jacques Allard, 'Le Libraire ou comment la parole vient au pays du silence,' Les Cahiers de Sainte-Marie no 4 (avril 1967),51-63. 5 Le Semestre, 275. 6 J6zef Kwaterko, 'Le sarcasme dissident: une lecture politique du Librnire,' dans Lectures de Gerard Bessette (Montreal, Quebec/Amerique 1982), 135-46. 7 Jean-Jacques HamID, 'Le dehors et Ie dedans,' dans Lectures de Gerard Bessette, 77. 8 Les Dires d'Omer Marin, 122-3. 9 La Commensale, 14. Glen Shortliffe, 'Gerard Bessette, l'homme et I'ecrivain,' Etudes fral1~aises (octobre 1965), 66. 550 REJEAN ROBIDOUX 11 'Qu'est-ce done que Ie 'schizoldisme'? C'est une allure psychologique savam~ ment adoptee par l'ecrivain, attitude qui a pour effet de Ie soustraire de son milieu, de Ie degager, de Ie detaeher des objets et des hommes dont il se trouve entoure, voire emprisonne' (ibid, 66). 12 La Com17lellsale, 154. 13 Mes romans et moi, 107. 14 Le Semestre, 226. 15 Lettre de Gerard Bessette aRejean Robidoux, 11 mars 1977 (inedite). 16 University of Torol1to Quarterly (automne 1980), 51. 17 Les Dires d'Omer Marin, 120. 18 L'Incubation, 37. 19 Ibid, 24. 20 Patricia Smart, 'Relire L']l1cubation,' Etudes franqaises (mai 1970), 204. 21 C'est l'annee, entre autres, de Prochaill episode et du Couteau sur Ia table. 22 L'Il1cubation, 140, 141 ... 23 Ibid, 138, 139,145 ... 24 Ibid, 146. 25 Ibid, 145-6. 26 Ibid, 151 et suivantes. 27 Definition de la cenesthesie, selon Ie Manuel alphabetique de psychiatrie (Paris: PUF 1965): 'Donnee globale traduisant en sensation consciente Ie fonctionnement vegetatif de l'organisme [...J La cenesthesie comporte des sensations diverses: bien-etre, malaise, fatigue, faiblesse, fievre, etc. [...1La cenesthesie est Ie fondement de la personnalite physique, de la conscience de la vie, de la notion de la duree.' 28 Les Dires d'Omer Marin, 24. 29 Les Anthropoi'des, 21. 30 Ibid, 1. 31 'Entrevue sur Les Anthropofdes,' Lettres que1Jecoises (septembre 1978), 27. 32 Ibid. 33 Les Antl1fopofdes, 164. 34 Ibid, 156. 35 Ibid, Avertissement, [vJ. 36 Les Dires d'Omer Marin, 124. 37 Le Semestre, 21. 38 Ibid, 14. 39 Ibid, 278. 40 Ibid, 103. ...

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