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  • Associations et légitimité extrapolitique :Une logique tocquevillienne
  • Lucien Jaume (bio)

La conception tocquevillienne des associations dans la démocratie moderne est bien connue, notamment aux Etats-Unis ; elle est cependant susceptible de plusieurs lectures. L'une des raisons en est que Tocqueville pratique une démarche complexe, à la fois de description de la société américaine et à visée normative, une démarche de type abstrait et généralisateur mais, en même temps, étroitement tributaire du contexte français de l'époque. En l'occurrence, le premier volume de De la démocratie en Amérique, paru en 1835, fait suite à une loi portée par Guizot (1834) qui, modifiant le Code pénal - déjà très restrictif -, supprime pratiquement la liberté de s'associer. Ces dispositions sont d'ailleurs causes et effets des manifestations insurrectionnelles qui se déroulent à ce moment à Lyon1.

Par ailleurs, les deux grands passages de Démocratie en Amérique consacrés aux associations sont nettement plus balancés que bien des commentaires pourraient le laisser croire. D'une part, Tocqueville se montre optimiste, considérant qu'il faut voir dans les associations politiques l'école même de la démocratie et qu'elles facilitent également l'apprentissage de l'association civile ; mais, par ailleurs, il écrit que cette liberté est « la dernière qu'un peuple puisse supporter » - du moins comme « liberté illimitée » de s'associer2. Or, le problème est que l'Amérique s'accommode d'un tel droit : « Il n'y a sur la terre qu'une nation où l'on use chaque jour de la liberté illimitée de s'associer dans des vues politiques »3. L'attitude de Tocqueville est ambivalente ; il considère que ce qui est bon en Amérique pour compenser l'émiettement moral et social que crée inévitablement la [End Page 67] société de l'égalité entre les individus serait nécessaire en Europe, notamment en France ; cependant, sans limitations apportées par la puissance publique, ce serait probablement insupportable et générateur d'anarchie.

On posera donc deux questions : où, en premier lieu, se situe le point névralgique, le nœud gordien qui, selon Tocqueville, ferait toute la différence entre l'Amérique et la France ? Ensuite, quelque cent soixante-dix ans après, peut-on dire que ces craintes s'avèrent fondées ? Il est intéressant de réviser la pensée de Tocqueville à l'heure de la mondialisation qui s'accompagne, en France, du rétrécissement spectaculaire du périmètre de l'Etat et de la montée du pluralisme sous toutes ses formes.

I - L'axe decisif pour la comparaison : le rapport entre associations et opinion publique

Si l'on veut comprendre les origines des ambivalences et de la prudence exprimées par Tocqueville, il est bon de comparer deux passages de son ouvrage, tirés respectivement de DA I et DA II.

Le problème de la liberté illimitée dans l'association

Le premier passage appartient au chapitre « Importance de ce qui précède par rapport à l'Europe »4, l'un des endroits où Tocqueville ne se borne pas à la comparaison implicite entre les deux systèmes politiques et sociaux. Mais, en l'occurrence, la comparaison est surtout menée entre la France d'avant la Révolution et la France postérieure : selon un tableau qui annonce déjà L'Ancien Régime et la Révolution (vingt ans plus tard), l'auteur explique que les principaux bouleversements concernent le statut des provinces, les libertés locales, les divers contre-pouvoirs, la force de l'honneur monarchique, la religion, l'esprit de famille ; de sorte qu'on aboutit à des individus isolés et devenus faibles devant la puissance de l'Etat.

Faisant allusion à l'article 291 du Code pénal, révisé par la loi Guizot de 18345, Tocqueville présente l'association comme ce qui pourrait vivifier l'opinion publique en France et la pousser à agir :

Quelle résistance offrent des mœurs qui se sont déjà pliées tant de fois ? Que peut l...

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