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  • Tocqueville sur le territoire des sciences sociales
  • Robert Leroux (bio)

Depuis une vingtaine d’années, et plus particulièrement depuis le bicentenaire de sa naissance en 2005, Alexis de Tocqueville a été régulièrement visité, évoqué1. L’image qui est ressortie le plus souvent de l’abondante littérature qui lui a été consacrée ces dernières années est celle d’un auteur non plus exclusivement soucieux de comprendre le nouveau régime qui se met en place sous ses yeux, mais, comme l’appelait de ses vœux Raymond Aron il y a environ un demi-siècle2, celle d’un penseur dont les recherches doivent désormais être situées sur le territoire des sciences sociales et de la sociologie naissante plus particulièrement. De cette littérature est sortie deux sortes de recherche qui ne sont pas nécessairement incompatibles : l’une d’abord qui relève de l’histoire des idées dont l’objectif est d’expliquer la contribution de Tocqueville à l’essor des sciences sociales (science politique, économie, sociologie, etc.), l’autre ensuite qui cherche à montrer comment l’œuvre de l’auteur de La Démocratie en Amérique s’avère une source féconde de renseignements sur nos sociétés contemporaines et, de fait, demeure, selon l’expression de Raymond Boudon, d’une « éternelle actualité »3. À leur manière respective, deux sociologues importants, Jon Elster et Richard Swedberg, contribuent à ce débat. Le premier est largement reconnu pour ses travaux sur la théorie du choix rationnel et pour ses réflexions théoriques en général ; le second, quant à lui, fait figure d’autorité s’agissant du domaine de la sociologie économique qu’il a notamment enrichi avec ses études sur des auteurs classiques comme Joseph Schumpeter et Max Weber pour ne nommer qu’eux. Tels sont, schématiquement rapportés, les champs d’intérêt de Jon Elster et de Richard Swedberg : on comprend dès lors que ce soit par la question de la rationalité que l’un aborde l’œuvre de Tocqueville et que l’autre se propose d’y dépister quelques fragments d’une réflexion économique jusque-là largement méconnue.

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Actualité Du Modèle Tocquevillien

Dans des propos qui rappellent le Tocqueville aujourd’hui de Raymond Boudon, Jon Elster remarque que Tocqueville n’est pas seulement un penseur politique original, comme on l’a si souvent dit, mais qu’il est aussi, et surtout, un social scientist dans toute la force du terme. Lorsque Tocqueville écrit au commencement de la première Démocratie qu’il « faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau »4, il plaide non seulement en faveur d’une approche scientifique, mais il jette en quelque sorte les bases d’une sociologie sans le nom. Comme les fondateurs de cette discipline avec lesquels il partage plusieurs idées centrales, il est clair en tout cas qu’il récuse fermement la philosophie de l’histoire, de même que l’histoire romantique. En dépit de la fécondité du modèle théorique qu’il a proposé, il n’en demeure pas moins que l’on hésite encore à tenir Tocqueville pour sociologue. Pour Jon Elster, cette hésitation tient en grande partie à l’ambiguïté du langage qu’utilise Tocqueville ; ainsi sous sa plume les termes de démocratie, d’égalité sont vagues et polysémiques5.

Que peut donc, en dépit de ces imprécisions sémantiques, nous apprendre Alexis de Tocqueville aujourd’hui ? Jon Elster met tout d’abord en lumière la richesse de la méthode tocquevillienne qui, rappelle-t-il, n’est pas holiste, c’est-à-dire qu’elle ne prend pas pour point de départ les grandes entités comme les classes ; cette méthode se veut plutôt individualiste. C’est cette méthode en outre qui permet à Tocqueville d’expliquer la passion de l’égalité, le goût de la liberté, le rôle des croyances ou encore les valeurs des sociétés européennes et américaines. Sur cette base, Tocqueville, dont la...

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