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  • D’une barricade à l’autre : Paris août 1944–Paris mai 1968
  • André Burguière (bio)

Je ne suis pas un dévot de l’histoire mémorielle. Je reste marqué par le positivisme critique de mes bons maîtres (aussi bien ceux de l’histoire événementielle sorbonnarde que ceux de l’école des Annales) qui m’ont enseigné à me méfier de la subjectivité de la mémoire, de son instabilité et à donner la préférence aux sources directes, non retravaillées par la mémorisation. Cette méfiance me paraît particulièrement justifiée pour le passé récent ou ce qu’on nomme (fort improprement) l’histoire immédiate. Dans l’abondante littérature historique consacrée à la deuxième guerre mondiale et à la Résistance qui a fleuri dans les deux dernières décennies, j’ai une estime particulière pour la volumineuse biographie que Daniel Cordier a consacrée à Jean Moulin1. Ayant été le collaborateur le plus proche (il était son secrétaire) de celui que De Gaulle avait envoyé en métropole pour unifier les mouvements de résistance et les diriger en son nom, il était le mieux placé pour reconstituer l’aventure clandestine du chef de l’armée des ombres. Or Daniel Cordier s’est imposé pour règle de n’utiliser dans ses souvenirs que ceux qui étaient confirmés par une trace écrite ou par d’autres témoignages.

Je reconnais en revanche que la mémoire est un ressort primordial de la connaissance historique injustement rejeté depuis la Renaissance par les historiens comme par la culture occidentale dans son ensemble. A condition de la considérer comme le point de départ de la connaissance historique toujours en mouvement, comme la ligne d’horizon qui se déplace avec le navigateur, non comme le point d’arrivée. L’invitation qui m’a été faite de partir de mes propres souvenirs pour évoquer et comparer deux moments essentiels de [End Page 131] notre histoire récente, la Libération de Paris en août 1944 et la révolte de mai 1968, m’offre une excellente occasion de mettre au clair ma position d’historien face à l’histoire mémorielle.

Elle m’oblige néanmoins à m’interroger sur la qualité de mon témoignage. J’ai été présent sur les barricades de la Libération de Paris en août 44 comme sur celles de la rue Gay-Lussac la nuit du 10 mai et du Boulevard Saint-Michel dans la nuit du 24 mai 1968. Dans les deux cas, j’ai été plus acteur qu’observateur mais acteur peu actif. En 1944, j’étais beaucoup trop jeune pour donner un sens à ma modeste contribution à la construction d’une barricade. En mai 68, j’étais déjà trop vieux et trop dégrisé pour donner une valeur révolutionnaire à la barricade. Je n’avais pas encore 6 ans le mardi 22 août 44 et j’avais été entraîné par mon frère plus âgé que moi et un camarade de son âge à rejoindre, à la sortie du patronage, la chaîne des habitants du quartier qui édifiaient une barricade en travers de la rue du Renard au croisement avec la rue Saint-Merri.

En mai 1968, j’ai participé à presque tous les grands défilés parisiens mais plus par un mélange de curiosité et de sympathie pour la révolte étudiante que par engagement militant. Car je n’étais plus un militant. Je l’avais été pendant la guerre d’Algérie, Au début de l’année 1968, j’étais plus intéressé par le printemps de Prague que par les tentatives d’union de la gauche en France. Comme l’écrasante majorité des Français, je n’ai pas vu venir la crise. Le mouvement du 22 mars m’apparaissait comme un ferment d’agitation étudiante sans grande portée qui cherchait à imiter les étudiants allemands et américains. J’ai été fasciné par l’explosion libertaire des « enragés » de mai 68 qui voulaient « changer la vie », mais je suis resté totalement insensible au regain...

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