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  • La fonction emancipatrice du theatre dans Aline et Valcour
  • Sophie Delahaye

L’œuvre du Marquis de Sade, surtout le diptyque des aventures de Justine et de sa sœur Juliette, n’invite pas spontanément une réflexion sur le caractère émancipé de ses personnages féminins. A cause de l’aspect caricatural et mécanique de leurs destinées, c’est davantage les travers d’une société en déréliction qui se présentent à l’imagination des lecteurs. Cependant, Aline et Valcour ou le roman philosophique, qui fut écrit entre 1785 et 1788, encourage à repenser l’image de la femme selon Sade. Composé peu de temps après les 120 journées, ce roman dit philosophique porte, lors de sa publication en 1795, la mention: “Ecrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.” Animé d’un souci publicitaire quelque peu sensationnaliste, l’éditeur proclame que l’“auteur prévoyait la Révolution” (388). Sade anticipe effectivement la Révolution au cours de l’écriture d’Aline et Valcour ainsi qu’en témoignent ses personnages, à travers l’éveil de leur conscience politique et l’intuition des bouleversements sociaux à venir. Aline et Valcour propose, non sans subtilité, une héroïne qui s’inscrit dans une lignée de modèles littéraires qu’elle incarne et dépasse à la fois. Le mouvement d’émancipation s’effectue à partir de la tradition des grandes figures précédentes, qui va de l’Iphigénie de Racine à la Sophie de Diderot. Mais, cet affranchissement prend une dimension symbolique et tend à illustrer les étapes d’une libération de la femme. En ayant recours à l’utopie d’une part et au rôle du théâtre d’autre part, Sade crée au cœur du roman un espace où s’exerce un nouveau mode d’être féminin.

Le titre du roman renvoie au couple malheureux d’Aline et Valcour et, selon la structure épistolaire de l’œuvre, on serait amené à poser le personnage d’Aline comme centre d’intérêt principal ; les ressorts de [End Page 307] son mélodrame formant le nœud de l’intrigue. Or, l’histoire d’amour et d’aventure d’un autre couple, celle de Léonore et Sainville, semble plus à même de captiver le lecteur.1 La fabrique de ce roman repose d’ailleurs sur l’enchâssement des récits, qui sollicitent au moins deux effets de lecture. Le récit premier confirme nos attentes tout en introduisant la déception, et prépare ainsi le développement d’un récit second qui peut se targuer d’idées moins orthodoxes. Tandis qu’Aline apparaît comme objet d’échange au sens communicatif et marchand – elle est celle dont on parle, objet de discussion, et à qui on choisit un mari, Léonore au contraire s’échappe, s’assume, se raconte de manière autonome. Alors que la passivité d’Aline aura pour conséquences funestes son suicide, l’entrée en scène de Léonore offre le modèle d’une dynamique émancipatrice. L’enjeu du présent article tient donc à repérer en quoi ces récits enchâssés préparent le lecteur, à travers un schéma spéculaire emprunté au théâtre, à accepter le rôle changeant des femmes comme partie intégrante du renouveau social.

Non sans dessein, Sade immisce progressivement le lecteur dans l’intimité de Léonore à travers deux filtres masculins. Tout d’abord, son histoire appartient à la correspondance de Déterville, un personnage charnière, puisqu’il occupe à la fois les fonctions de narrataire et de narrateur. Déterville reçoit l’histoire de Léonore, qu’il transmet au lecteur tout en y ajoutant sa glose. Ensuite, les aventures de Léonore sont racontées après celles de Sainville. C’est par le biais de ces récits à dominante masculine que le lecteur est invité à prendre connaissance et à jauger une héroïne d’un autre ordre. Grâce à cette technique narrative, Sade propose un portrait innovant à partir d’une perspective conventionnelle. Commençons donc par les pérégrinations de Sainville et examinons...

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