University of Nebraska Press
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Deblaine, Dominique. Le Raconteur. Coll. Arpents. Paris: Riveneuve éditions, 2014. isbn 9782360132447. 157p.

Selon le directeur de la collection “Arpents,” François-Pierre Nizery, les ouvrages qu’il publie réunissent des poètes qui sont “quelques arpenteurs de ces lieux mystérieux que sont les rêves et leurs contraires” (155). En effet, Dominique Deblaine est une écrivaine poète et elle explore la matière des lieux et des rêves, parfois celle des cauchemars.

Au début de la lecture, ce roman déroute. On comprend que le personnage décrit son quartier, mais les gens dont elle parle sont décrits comme un groupe, ne sont pas clairement définis. La langue est soutenue, les mots précieux, les phrases longues avec quelques créolismes. On a l’impression de lire de la poésie ou un message crypté que l’on ne comprendra qu’en continuant la lecture. L’auteure n’a pas peur de l’intime. Le raconteur-narrateur est non seulement omniscient, mais il s’invite aussi comme voyeur dans les relations sexuelles entre personnes et offre dans ces passages les moments les plus vivants du livre. Il décrit la complexité des personnages et de leurs relations dans la société guadeloupéenne, leurs pensées et frissons les plus personnels. Il s’agit d’un roman oral où, comme en créole, le raconteur utilise la répétition et le redoublement des verbes. Pour exprimer le sentiment exact, la répétition de synonymes ou d’adjectifs forme une énumération, une litanie. Et le discours se transforme parfois en ritournelle de dictons. Au service du narrateur se trouvent des comparaisons créolistes et des expressions que l’on trouve dans les livres des écrivains antillais contemporains et qui forment une nouvelle langue française, par exemple: “comme flèche de canne en juillet” (27), “l’avalasse des nuages” (29), “bolokos [. . .] driveurs-cokeurs” (48). Le narrateur émaille son texte de références intertextuelles comme les “malfinis” (27) chers à Chamoiseau, ou encore la maison nommée “L’Abandonnée” (52) ou la “mauvaise mentalité” (28) ou la femme qui doit “trouve[r] sa démarche” (153) expressions qui rappellent directement Pluie et vent sur Télumée miracle de Simone Schwarz-Bart. Le mot “Chimérique” (62) convoque inévitablement les romans de Confiant et le cri “Eïa! Eïa! Eïa!” (103), la [End Page 174] poésie d’Aimé Césaire. On trouve aussi des propos de comptoir sexistes, entendus et répétés par le raconteur: “c’est la faute des femmes, elles veulent toujours qu’on leur offre des bijoux, qu’on paie leur loyer, leur voiture, leurs courses. C’est sans fin . . . payer, payer, payer” (28). Le texte contient parfois des aphorismes comiques accolés à de tristes morceaux de sagesse populaire: “ils ne savent pas que de vivre personne ne s’en remet, que tout se tarit comme fontaine en carême” (30). Puis le roman devient engagé en reprenant le discours écologique de son personnage Zyé kléré (le clairvoyant). Il fait partie d’une association, “abhorre les supermarchés [. . .] exècre la consommation” (32) et admire les conteurs et les professeurs, deux versants de la parole qui transmettent la connaissance. Le raconteur décrit la vie de chacun et la vie associative du quartier, inclut des anecdotes tellement singulières qu’elles en deviennent crédibles. Il analyse dans cette vie de quartier les raisons pour lesquelles des gens différents se fréquentent: les uns rassurent les autres, certains font rêver les autres et ainsi ils se complètent. Il est question de malaises occasionnés chez les enfants par des différences de classe, ce qui nous ramène non au spécifique mais à l’universel. Le regard du conteur ne juge jamais, il comprend les colères et les violences dues aux passions, les décrit avec compassion. Le raconteur devient parfois comique en singeant le langage amoureux et en le concluant par “et patati et patata” (49). Les mots créoles “la doline de ses bras” (50), les mots anciens et les mots précieux comme “solfatarien” (50) pour évoquer le volcan de la Soufrière, ou “parfois indican parfois jadéite” (55) pour la couleur de la mer, se côtoient dans ce roman. On ne dénombrera pas les créolismes mais ils donnent au texte une richesse de langage qui montre l’amour du pays, même si l’auteur reste critique devant certaines réalités de ce pays: “Le pays est vacarme et agitation. Partout règne le bordel. Je me demande pourquoi ils aiment cette furie” (74) ou encore: “C’est étrange, mon pays fait naître peu à peu une distance entre les hommes et les femmes, détruit petit à petit le moindre carbet d’amour” (90). Deblaine dénonce la pollution, les déchets abandonnés sur les plages et la musique qui envahit l’espace.

Le fil de l’histoire, difficile à cerner, est la fuite de chez lui du Docteur-Patch, un vieil homme atteint d’Alzheimer, mais cette histoire ténue n’est que le prétexte à radiographier les personnages d’un quartier, sentiments, perceptions, relations, pulsions inclus. La description de la vie des habitants alterne avec leurs rêves et leurs humeurs chagrines, joyeuses ou morbides vus par le raconteur qui, désincarné, entre chez eux. Il décrit leurs humeurs parfois au sens littéral, concret: “sang [. . .] glaise [. . .], purin [. . .], lave . . .” (87). Le raconteur nous laisse sur une note finale malsaine car on apprend à la dernière page que les habitants savent qu’il les espionne et cherchent à l’empoisonner. On passe alors de la poésie à la sorcellerie. Il est indéniable que l’auteure est avant tout poète, car ce sont son langage et son style qui retiennent l’attention et le lecteur attend son prochain roman. [End Page 175]

Isabelle Constant
University of The West Indies, Cave Hill

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