University of Nebraska Press
  • “La Barque ouverte”Dire la traversée du bateau négrier dans Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant

L’œuvre d’Édouard Glissant explore le gouffre des bateaux négriers comme une expérience fondatrice des peuples caribéens, d’abord marquée par la rareté des témoignages directs. Dans Le Quatrième Siècle, Glissant construit la mémoire de la Traite à partir d’un processus de transmission, du vieux quimboiseur papa Longoué au jeune Mathieu Béluse, à travers l’histoire familiale de leurs deux lignées antagonistes. Si l’enfant raisonne encore en termes de catégories héritées des livres d’histoire occidentaux, la parole enchevêtrée du conteur, qui fait voir l’expérience singulière de la traversée des deux ancêtres, se constitue en mémoire poétique. Ainsi, il réinvente le passé, mais ce savoir fictionnel, témoignage paradoxal de celui qui voit sans avoir vécu, est aussi valable que la précision chiffrée des registres et des datations. Grâce à cette “vision prophétique du passé,” la traversée cesse d’être une rupture irreprésentable, dans la mesure où l’inconnu devient un mode de connaissance poétique.

Mots clés

Traite négrière, mémoire, Glissant, oralité

Combien de fois, combien de jours t’offriras-tu, abîme, à la patience des transhumants?

Édouard Glissant (Les Indes, XLVIII, 144)

L’œuvre théorique et fictionnelle d’Édouard Glissant naît en partie d’un gouffre. Elle explore “la barque ouverte,”1 c’est-à-dire la déportation de millions d’Africains dans l’espace concentrationnaire des bateaux négriers, comme une expérience fondatrice et matricielle des peuples caribéens. Une matrice bien sûr paradoxale puisqu’elle est fondée sur l’entassement du silence et sur le déracinement. Yves Clavaron parle ainsi de “défipoétique et épistémologique” (Les Empires de l’Atlantique 30) pour qualifier la représentation de la Traite atlantique ou Middle Passage. Et, en effet, les sources historiques dont nous disposons, les registres, les archives, les livres [End Page 41] de comptes et autres documents tenus par les marchands d’esclaves et les armateurs des bateaux négriers ne laissent pas transparaître la voix des esclaves, à fond de cale, privés de dignité et de parole, “sentant s’évanouir non seulement l’usage des mots, et non seulement la parole des dieux, mais l’image close de l’objet le plus quotidien, de l’animal le plus familier” (Poétique de la Relation 19). Dans les slave narratives,2 l’expérience de la traversée est souvent évoquée de façon brève et convenue, montrant la difficulté des conditions de transport, ou de “déport,” pour mieux appuyer une rhétorique générale de condamnation de l’esclavage d’une part et d’exaltation de la christianisation d’autre part, qui s’inscrit dans les projets abolitionnistes. Il faut ajouter qu’à la multiplication de ces récits dans le domaine anglo-saxon, à partir des années 1770 et jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, répond une absence totale de récits authentiques d’esclaves en français. Christopher Miller, qui note et étaie ce silence dans son ouvrage Le Triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière (52–59), renchérit en parlant d’un véritable problème de mémoire de la France, en particulier avec son passé esclavagiste (10). Il évoque à ce propos un passage du roman Ormerod où Édouard Glissant suggère une cause possible de cette mémoire absente, liée au territoire et au fait que les esclaves n’aient pas foulé le sol métropolitain français.3 Au-delà de ces difficultés politiques et historiographiques à construire et accepter la mémoire de la Traite, nous sommes donc face à un abîme qui résiste à la représentation, et qui est pourtant au fondement du monde moderne, du peuplement et de la culture des Caraïbes et d’une partie de l’Amérique “des Plantations.”4

Dans l’œuvre de Glissant, qui se construit comme une spirale d’amplification, Le Quatrième Siècle (1964) est le premier roman qui interroge, sous une forme dialogique, cette expérience de la traversée comme un commencement.5 Il repose sur [End Page 42] un processus de transmission, où le vieux papa Longoué, descendant d’une lignée d’esclaves marrons qui ont investi les mornes, c’est-à-dire les hauteurs enchevêtrées de l’île de la Martinique, décide de répondre à la question initiale du jeune Mathieu Béluse: “Dis-moi le passé, papa Longoué! Qu’est-ce que c’est, le passé?” (17). Les Longoué et les Béluse sont deux familles ennemies mais inextricablement liées, qui construisent symboliquement l’espace et l’histoire double de l’île: d’un côté la plaine et les Béluse qui restent esclaves sur la propriété Senglis, de l’autre côté le morne des marrons Longoué. Certes le point de départ du roman, là où “commenc[e] l’histoire” (85) pour papa Longoué, et donc pour le lecteur, se situe plutôt le jour de l’arrivée du bateau négrier la Rose Marie à la Martinique en juillet 1788, marqué par la querelle des deux ancêtres Longoué et Béluse sur le pont et par le marronnage de l’ancêtre Longoué quelques heures plus tard. Mais l’épisode de la traversée et le “pays d’avant” (36)—ou “pays rêvé” (301)—sont cependant évoqués par le prisme de plusieurs consciences, réunies et réinventées dans la parole invocatoire du conteur. Or, il est intéressant de remarquer que la quête des deux personnages, papa Longoué, le quimboiseur et maître de la parole, et Mathieu Béluse, le disciple obstiné, précède la conceptualisation de la barque ouverte dans les essais postérieurs, en particulier Poétique de la Relation. La nécessaire exploration des gouffres de la traversée pour espérer dire l’histoire des Antilles commence donc par un poème, Les Indes, puis un roman, Le Quatrième Siècle, c’est-à-dire par une recherche esthétique et fictionnelle.6

Ainsi, nous verrons comment l’interrogation du gouffre configure la recherche esthétique et le travail de la voix dans ce roman, et, inversement, comment la quête immobile des deux personnages fait surgir peu à peu une “vision prophétique du passé,” qui sera théorisée plus tard dans le Discours antillais. Il s’agira de dégager d’abord les modalités d’une construction dialogique de la mémoire dans le roman, avant de définir la possibilité d’une mémoire poétique qui rivalise avec les registres de l’histoire occidentale, en faisant de l’inconnu et de la fiction même une voie de la connaissance. Car si la positivité du gouffre, énoncée dans Poétique de la Relation mais constamment reprise ensuite dans l’élaboration de l’œuvre glissantienne, [End Page 43] a été souvent commentée ou évoquée par la critique, le lent cheminement fictionnel qui a mené jusqu’à cette affirmation est rarement examiné avec précision.7 Nous souhaitons donc, en nous concentrant sur Le Quatrième Siècle et sur l’exploration dialogique de cette béance de l’histoire, mettre en lumière l’élaboration fictionnelle progressive du gouffre de la traversée.

Configurations de la voix: la construction dialogique du passé

D’abord, le dispositif fictionnel du roman Le Quatrième Siècle repose sur un processus de transmission qui n’est pas évident puisque Mathieu Béluse n’est pas le descendant de papa Longoué, qu’il vit dans la plaine alors que le vieux est resté seul sur le morne, et qu’il appartient à la lignée ennemie. La généalogie des deux familles, marquée par un fratricide, une union et la mort à la Grande Guerre du seul fils de papa Longoué, Ti-René, retrace en même temps l’histoire de la Martinique. Or le filtre familial permet précisément d’évoquer les événements marquants—qui font date dans les livres d’histoire—de biais, et parfois de façon parodique.8 C’est le cas par exemple du décret d’abolition de l’esclavage (196–97), évoqué comme par accident au détour d’un long récit à la syntaxe tumultueuse, en réalité consacré à la révolte des femmes et à la mort de l’une d’entre elles. Il en va de même pour la cérémonie civile qui octroie un patronyme aux esclaves désormais citoyens (202–07), décrite comme une “farce” bouffonne.

Malgré la méfiance qui demeure entre les deux lignées, devant l’obstination du jeune Béluse, papa Longoué décide de lui transmettre sa mémoire. Privé très tôt de son père Apostrophe puis de son fils Ti-René, incapable donc de “raccrocher [. . .] le passé à l’avenir” (22 et 173), il est le dernier de l’île à conserver cette mémoire depuis longtemps oblitérée ou aplanie par les livres d’histoire et les commémorations. Et après sa mort, les Longoué seront “taris” (330).9 S’il accepte Mathieu Béluse comme destinataire et contradicteur de sa parole, c’est aussi parce qu’il trouve en lui le regard et la patience: “Il est sec peut-être, mais il a les yeux. Oui, le pouvoir. Il peut faire des choses. Ses yeux parlent pour lui, j’ai vu. Car celui-là est un Béluse mais c’est comme un Longoué oui. Deux heures tout fixe il reste. Il a la patience” (16–17). Ce regard n’est jamais explicité mais toujours désigné par son éclat (“l’éclat [End Page 44] dans les yeux” (17), “la lumière est dans tes yeux” (273)), et nous reviendrons sur l’importance du verbe “voir” dans la construction de la mémoire.

Ensuite, le roman repose sur un double régime énonciatif: d’une part, la voix d’un narrateur extradiégétique, d’autre part, le récit de papa Longoué, régulièrement commenté, critiqué ou mis en doute par Mathieu. Les niveaux de la diégèse s’entremêlent étroitement, de sorte que la voix de papa Longoué s’efface derrière le récit qu’il est censé prendre en charge, et puis réapparaît, tortueuse, marquée souvent par l’italique, les parenthèses et la digression. À l’intérieur même de son récit, nous trouvons également des passages au discours direct ou au discours indirect libre, où les personnages font entendre leur voix. Mentionnons par exemple l’interrogation chorale des villageois sur le contenu de la barrique léguée par le planteur Laroche au premier des Longoué, qui fait l’objet de maintes rumeurs et qui est l’une des figurations du passé dans le roman (175–78).

Enfin, cette transmission de la mémoire se construit dans la tension des discours, des temporalités et des rapports au savoir, se libérant par là d’une relation trop schématique de maître à disciple ou de vieillard à enfant.10 C’est pourquoi nous parlons ici de construction dialogique de la mémoire, voire agonique, dans la mesure où les deux interlocuteurs ne partagent pas le même sens du rythme et de la vérité. Mathieu est, d’un point de vue occidental, plus savant que le vieux quimboiseur illettré, car il a “lu les livres” (24) et hérité d’une méthode d’investigation liée à la consultation des archives. Or il en éprouve les limites, ce qui le conduit précisément à interroger papa Longoué. Le jeune garçon doit ainsi se soumettre à une temporalité nouvelle, qui n’est pas celle de la lecture individuelle, mais celle des détours de la parole enchevêtrée et imprévisible du vieil homme.11 Il marque souvent de l’impatience, en particulier pendant l’épisode de “l’arrivage” du bateau négrier la Rose Marie: “Plus vite, papa, plus vite, ça c’est connu, j’ai lu les livres!” (24); et, inversement, il montre des difficultés à appréhender le “tourbillon” de paroles désordonnées de papa Longoué: “(Mais tu vas trop vite! dit Mathieu. Est-ce que tu ne peux pas proclamer les dates l’une après l’autre,—et finir de tourner, en avant en arrière? Tu tourbillonnes comme la poussière de Fonds-Brûlé, ho?)” (245). Il va même jusqu’à accuser le conteur de mensonges (41), lors de l’épisode de la lutte des deux ancêtres sur le pont du bateau, qui scelle l’antagonisme des deux lignées [End Page 45] en même temps que celle des deux planteurs et propriétaires, Laroche et Senglis. C’est que l’adolescent raisonne encore en termes de catégories héritées de l’écriture et de l’Occident, par exemple celles de la vérité et du mensonge, de la chronologie ou de la datation: il “veu[t] faire la course avec la vérité” (49). Notons d’ailleurs que ce sont les critères qui permettent ordinairement de déterminer la valeur des témoignages directs. Mais le pouvoir de suggestion et d’invention du conteur met en doute ces catégories, en même temps que les questions pressantes du jeune garçon influent sur le déroulement de l’histoire en l’obligeant à le rendre plus logique: “Ne sachant pas encore que Mathieu l’avait vaincu, puisque le jeune homme le forçait à suivre le sentier ‘du plus logique,’ et que voici qu’il raisonnait en que, en donc, en après, en avant, avec des nœuds de pourquoi dans sa tête, noyés dans une tempête de parce que” (53). Le verbe “vaincre” nous ramène au concept de mémoire agonique, c’est-à-dire d’une mémoire qui naît de la confrontation des discours, et où la lutte aboutit à une émulation des deux rythmes et des deux territoires du savoir. Cette confrontation est souvent marquée typographiquement dans le texte, en l’occurrence par les connecteurs logiques en italique imposés par Mathieu et qui envahissent le discours de papa Longoué. Et nous trouvons ailleurs des incises de Mathieu en romain et entre parenthèses, au milieu de la logorrhée de papa Longoué en italique (232–35 notamment). L’un et l’autre, en réalité, construisent par leur conception différente du rythme et de la vérité une histoire possible. D’abord laborieuse et essentiellement composée de silences confrontés, leur parole va peu à peu se libérer et se rencontrer dans l’imagination du passé.12

Du gouffre à la connaissance: l’expérience de l’inconnu

En réalité, papa Longoué se livre à une exploration immobile de la mémoire, c’est-à-dire sans quitter l’espace surplombant du morne et de la case, et sans jamais descendre dans la plaine. Celle-ci repose donc sur une autre forme de connaissance, fictionnelle et poétique, en lien étroit avec la nature, le paysage, les tracés que les histoires non consignées ont laissés. Le passé peut se lire dans l’espace de l’île, il est rivé à la terre elle-même: [End Page 46]

Il [papa Longoué] voyait l’ancienne verdure, la folie originelle encore vierge des atteintes de l’homme, le chaos d’acacias roulant sa houle jusqu’aux hautes herbes, là où maintenant un bois éclairci de troncs allait laper jusqu’en bas la plaine nette et carrelée. Toute l’histoire s’éclaire dans la terre que voici: selon les changeantes apparences de la terre au long du temps.

(53)

À la fin du roman, Mathieu lui aussi verra se confondre le passé et la terre: “Le pays: réalité arrachée du passé, mais aussi, passé déterré du réel. Et Mathieu voyait le Temps désormais noué à la terre” (322). L’histoire est donc avant tout paysage, et c’est la terre même que Mathieu doit apprendre à lire. À cet égard l’explication du titre, Le Quatrième Siècle, qui intervient à la fin du roman, fait de cette apparente datation non pas une borne chronologique mais une succession d’espaces qui ont mené jusqu’à aujourd’hui: la mer, la côte, la forêt, et la terre travaillée forment ces quatre siècles (309–10). De même, l’image du passé qui “tombe” ou “descend” (235) sur eux à la manière d’une inspiration naturelle se décline à plusieurs reprises, notamment à travers la métaphore filée du vent13 qui se confond parfois avec la parole tourbillonnante du conteur, la métaphore du “cayali touché à l’arbalète” (246), ou encore les bribes de souvenirs comme des “mangos verts qui tombent un à un” (296).

C’est à partir de ce réseau métaphorique dense et de cette contemplation active du quimboiseur que nous parlons de mémoire poétique: une mémoire qui repose sur l’image et la vision, sur le déchiffrement du paysage et sur l’invention, en d’autres termes une mémoire qui fait le passé. À tel point que nous ne savons jamais clairement ce qui relève de la mémoire transmise—qui correspondrait à un témoignage direct conservé de génération en génération—ou de la mémoire imaginée dans les récits de papa Longoué. Mais le pouvoir de la fiction réside précisément dans le fait qu’on ne se pose plus la question de la frontière entre expérience réelle et expérience imaginée. Ainsi papa Longoué invente littéralement le passé, le projette dans l’imaginaire de Mathieu et du lecteur, et la mémoire se fait essentiellement vision, d’où l’importance du regard de Mathieu. À plusieurs reprises, le verbe “voir,” pivot de la mémoire, permet de glisser d’un niveau de récit à l’autre: le vieillard et le jeune garçon voient le paysage, et insensiblement, c’est de la vision des ancêtres qu’il s’agit. C’est le cas par exemple lorsque leur regard se perd à la limite de la plaine et du morne, des terres défrichées et de la forêt, et que le récit enchaîne sur le regard du premier des Longoué, en fuite et traqué par les chiens, qui voit depuis la plaine cette limite comme la frontière au-delà de laquelle on ne le rattrapera pas.14 [End Page 47] Du récit-cadre à la narration inventée du passé, c’est le regard qui sert le plus souvent de passeur.

Cependant, le bateau, la traversée et “l’arrivage” sont précisément parmi les épisodes qui suscitent le plus de réticences de la part de Mathieu, qui “ne voi[t] pas le voyage” (42) et a du mal à accepter le combat des deux aïeux sur le pont du bateau. Et il est vrai que l’évocation de la traversée est, d’une certaine manière, déceptive. D’abord, elle ne s’attarde pas directement sur la souffrance, mais elle détaille minutieusement l’espace du bateau peu à peu neutralisé par la pluie lustrale et le nettoyage qui suit l’arrivée.15 En outre, elle se concentre sur la haine des deux esclaves ennemis, “tout juste séparés par une dizaine de corps, et qui pass[ent] leur temps à s’épier, qui compt[ent] les souffrances l’un de l’autre,” de plus en plus proches au fil de la traversée mortifère: “Une dizaine, ce n’était déjà pas beaucoup pour séparer la haine de la haine. Mais le nombre diminuait avec régularité. [. . .] Ils n’entendaient pas, ils n’écoutaient que leur propre souffle; espérant l’arrêt de l’autre” (42). Mathieu reproche au conteur la limpidité de l’“arrivage,” qui fait l’économie des scènes de torture en s’attachant à énumérer seulement les accessoires significatifs de l’enfer, rendus soudain inoffensifs:16 “Car il eût préféré entendre décrire, à une heure passé midi, la séance de fouet” (39). Ensuite, l’évocation du bateau déstabilise l’image de la cale, souvent au centre des représentations de la traversée. Dans la Rose Marie en effet, les esclaves ne sont pas à fond de cale mais dans un espace intermédiaire, l’entrepont: “c’[est] un espace au-dessus de la cale et non pas la cale elle-même” (36). Sans renoncer à mentionner la contorsion physique des esclaves (42), l’auteur déjoue ici l’imaginaire misérabiliste de la cale, et l’opposition tranchée entre la cale et le pont, entre les esclaves entassés et les marins aventuriers. Cette opposition, ressassée pour ses vertus pathétiques dans les dénonciations de la Traite, a pour effet indésirable, selon Wilson Harris, de confirmer les Noirs dans leur infériorité et leur néantisation au lieu de saisir ce qu’il y a de commencement et de résistance culturelle en germe dans cet entre-deux de la traversée.17 Le pivot théorique qui se dessine ici pour Glissant, et qui culminera avec l’ouverture de Poétique de la Relation, plus que le mouvement ou la danse, c’est l’espace même du bateau, [End Page 48] espace mémoriel qui ouvre sur le monde et relie tous les pays. Il annonce ainsi les réflexions de Paul Gilroy sur le navire négrier:

Il faut ici souligner que le navire était un moyen vivant de relier différents points disséminés de l’Atlantique, un élément mobile qui tenait lieu d’espace en mouvement entre les lieux fixes qu’il mettait en relation. C’est pourquoi il convient de le concevoir comme une unité politique et culturelle, et non comme l’incarnation abstraite du commerce triangulaire. Le navire négrier était encore quelque chose de plus: un moyen de propager la contestation politique et, peut-être, de produire un autre type de culture.

(36–37)

Enfin, en choisissant de centrer la traversée sur l’opposition fratricide des deux ancêtres, l’auteur tisse un lien de continuité entre le pays d’avant où il n’y a pas de retour possible et le pays nouveau. Car cette opposition est préexistante au voyage, c’est du moins ce que papa Longoué entend prouver à Mathieu pour lui montrer que les deux ancêtres ne se sont pas contentés d’imiter leurs deux maîtres antagoniques, Senglis et Laroche. Et cette haine importée d’Afrique finit par structurer l’espace de la Martinique, non pas tant entre les Planteurs et la baraque des esclaves qu’entre les Marrons et les esclaves restés dans la plaine. La traversée n’est donc pas rupture absolue et irreprésentable, même si elle a été oubliée par tous sauf papa Longoué, qui sent encore l’odeur du bateau transmise de génération en génération (27). L’odeur: composante lancinante s’il en est de la mémoire.

L’oubli collectif est pointé à plusieurs reprises dans le roman, d’abord pour justifier l’entreprise de Mathieu—comprendre au-delà des livres18—mais également pour évoquer certains travers de la conscience antillaise tels qu’ils seront ensuite minutieusement sondés dans Le Discours antillais: négation de la part africaine par affirmation d’une ascendance Galibi,19 enfermement dans l’exotisation et la célébration des beautés tropicales des “chantres” (256) doudouistes, ou encore attrait pour l’ailleurs (dont Glissant fera aussi un élan positif vers la Relation et le Divers).20 [End Page 49] Nous trouvons ici une image intéressante de l’espace extérieur, la mer, qui s’est refermé comme un “chadron,” un oursin, effaçant le sillon de la mémoire (qui est aussi celui du bateau négrier), et permettant ainsi les traversées dans l’autre sens: “Mais lequel ici se souvient du bateau? L’espace au-delà est épais, tout ça s’est refermé comme un chadron bien cuit. [. . .] Pour eux, ailleurs est un aimant” (284). Cela étant, dans le roman, les premiers bateaux en partance, “après tant d’autres qui n’avaient fait qu’arriver” (277 et 295), sont ceux où s’embarquent les troupes antillaises pour les Première et Seconde Guerres mondiales—des expériences de l’ailleurs métropolitain encore assujetties à un statut inférieur. C’est bien cet oubli collectif que le quimboiseur et le jeune garçon décident d’explorer, pour faire entendre une autre voix plus que pour dénoncer à tout prix. Il s’agit pour Mathieu de tenir “le décompte du marché,” non pas du point de vue du “marchand satisfait de sa journée” mais de “la marchandise elle-même étalée qui voit passer la foule” (68), et il exprime ainsi la nécessité de cet autre point de vue: “Il manquerait une voix dans le ciel et la lumière, pour quoi je suis ici près de toi sans parler; pour la voix; non pour l’accusation la souffrance la mort” (68). Mais la singularité de cette focalisation sur les deux ancêtres et sur la mémoire familiale réside dans le refus de “témoigner pour” une communauté entière. C’est par l’expérience singulière que commence l’exploration, et c’est à partir de cette expérience que se bâtit ensuite un concept qui peut être appliqué à l’ensemble de la communauté:

D’une image ou intuition à un concept, le trajet est bien celui qui va d’une singularité (ou d’une spécificité) à une multiplicité, comme si, dans l’ordre de la fiction, le regard d’un personnage était étendu comme l’un des possibles de la pensée, et qu’il revenait à l’auteur d’en expérimenter les lignes de consistance, d’en sérier les occurrences, et d’en proposer, peut-être, la thématisation sous la forme d’un concept.

C’est ainsi que l’on passe du gouffre de la traversée des deux ancêtres, imaginé par papa Longoué, à la conceptualisation de la “barque ouverte” comme possible source de la conscience antillaise. Or, l’une des forces de ce concept développé à partir de cette première exploration fictionnelle est de présenter de manière non pas purement négative ou béante mais initiatique l’expérience de la traversée, à la manière du limbo dance de Wilson Harris. Il s’agit de “saisir le noyau affirmatif ” (Ménil 22) de toute expérience. Malgré l’oubli, malgré le traumatisme initial, les Antilles se sont construites sur cette traversée enfouie et sans retour:

La mémoire non sue de l’abîme a servi de limon pour ces métamorphoses. Les peuples qui se constituèrent alors, quand même ils auraient oublié le gouffre, quand même ils ne sauraient imaginer la passion de ceux qui y sombrèrent, n’en ont pas moins tissé une voile (un voile) avec quoi, ne revenant pas à la Terre-d’Avant, ils se sont élevés sur cette terre-ci, soudaine [End Page 50] et stupéfaite. [. . .] Terre d’au-delà devenue terre en soi. Et cette voile insoupçonnée, qui à la fin se déploie, est irriguée du vent blanc du gouffre. Et ainsi l’inconnu-absolu [. . .] à la fin est devenu connaissance.

Le refus de faire de l’oubli une fatalité passe donc par une confiance renouvelée dans les forces de l’imagination qui explorent et reflètent cet abîme de la traversée. L’image reste ici maritime—l’abîme et le gouffre, le vent et la voile, le sillon et le chadron—, pourtant elle permet aussi de concevoir la terre nouvelle par le truchement du “limon,” des mémoires accumulées à réinventer. Le sillon même porte en lui une polysémie remarquable: c’est la trace lancinante des bateaux négriers mais c’est aussi sur la terre ferme le gage d’une végétation nouvelle.

La connaissance historique et l’étanchéité des savoirs sont ainsi remises en question. La fiction littéraire a tout autant vocation à représenter, fouiller, dire la violence du passé avec justesse, mais dans l’opacité. Le savoir poétique et non vérifiable, entre invention et transmission, est présenté comme tout aussi nécessaire que les datations linéaires et pleines de béances de l’histoire linéaire et écrite.21 Et ce n’est qu’à travers l’expérience fictionnelle que nous pouvons aboutir à la “vision prophétique du passé,” définie en ces termes dans Le Discours antillais:

Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le “révéler” de manière continue dans le présent et l’actuel. Cette exploration ne revient donc ni à une mise en schémas ni à un pleur nostalgique. C’est à démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours de ces sortes de plages temporelles dont les peuples occidentaux ont bénéficié, sans le secours de cette densité collective que donne d’abord un arrière-pays culturel ancestral. C’est ce que j’appelle une vision prophétique du passé.

(132)

Le critère de vérité historique est remplacé par une errance de la parole, où l’inconnu devient donc un mode de connaissance poétique: “Le passé n’intervient plus comme réminiscence, ou souvenir tu, il devient projection utopique, et possibilité proprement créative d’un nouveau rapport à l’histoire, à la mémoire” (Ménil 126). C’est-à-dire que pour dépasser la nostalgie du pays perdu, la dénonciation unilatérale, et la linéarité de la conception de l’histoire occidentale, Glissant prône une recréation, [End Page 51] une invention du passé qui doit advenir, essentiellement par l’imagination. D’où les représentations imagées de la mémoire dans le roman: c’est le vent qui l’apporte, la barrique qui la recèle et le sens de la vision qui recompose le sillon sur la mer. C’est donc seulement en nous libérant de la chronologie souvent téléologique et de la supériorité assumée de la preuve écrite, qui disqualifie d’emblée les autres formes de transmission, que nous pourrons selon lui envisager l’histoire antillaise dans toute sa complexité et éclairer les non-dits de la Traite. Dans cette mémoire poétique qui cherche la trace dans le paysage, dans cette mémoire dialogique qui recompose le passé à partir de l’histoire familiale et de ses conflits symboliques, les variations sur un même fait se multiplient au sein de l’œuvre glissantienne. Il ne s’agit plus de savoir quelle est la bonne version, la plus juste, mais d’accepter le ressassement, presque le ressac, comme une forme de discours possible et, peut-être, plus expressif et agissant.

Cécile Chapon
Université Paris–Sorbonne
Cécile Chapon

Agrégée de Lettres Modernes et actuellement doctorante chargée d’enseignement à l’Université Paris–Sorbonne au Centre de Recherche en Littérature Comparée, cécile chapon prépare une thèse intitulée “Réécritures des Classiques et oralités dans l’espace caribéen (Alejo Carpentier, Édouard Glissant, Derek Walcott),” sous la direction de Véronique Gély. Elle a co-organisé avec Irena Trujic en octobre 2013 un colloque international du crlc, “Les Classiques aux Amériques: réécritures des classiques grecs et latins sur le continent américain et dans les Caraïbes,” dont les actes paraîtront bientôt dans un numéro spécial de la revue Comparatismes en Sorbonne 6 (2015), co-dirigé avec Irena Trujic. Elle a précédemment publié dans Comparatismes en Sorbonne 4 (2013) un article intitulé “Caliban cannibale: relectures/réécritures caribéennes de La Tempête de Shakespeare.”

Ouvrages cités

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Delpech, Catherine. “L’Insurrection glissantienne: L’Imaginaire en action.” L’Écrivain caribéen, guerrier de l’imaginaire. Coord. Kathleen Gyssels et Bénédicte Ledent. Amsterdam, New-York: Éditions Rodopi, 2008. 203–16. Imprimé.
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Miller, Christopher. Le Triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière. Trad. Thomas Van Ruymbeke. Coll. Le Monde Atlantique. Plouasne: Les Perséides, 2011. Imprimé.
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Sabatier, Arnaud. “Les Pacotilleuses d’Édouard Glissant: Une Poésie de la résistance. Philosophie de la Relation et politique de l’imaginaire.” Osoi.univ-reunion.fr. Observatoire des Sociétés de l’Océan Indien, Université de la Réunion, déc. 2012. Web. 11 avr. 2015. [End Page 53]

Footnotes

1. L’expression ouvre l’essai d’Édouard Glissant intitulé Poétique de la Relation (17), où il consacre quelques pages très brèves mais d’une grande intensité au “gouffre, trois fois noué à l’inconnu” (18) de la Traite.

2. Par exemple, l’un des premiers et des plus connus: The Interesting Narrative of the Life of Olaudah Equiano or Gustavus Vassa the African. Édouard Glissant fait d’ailleurs référence à Olaudah Equiano comme un possible “batouto,” ce peuple inventé qu’il chante dans Sartorius (184–85).

3. “Les anciennes villes négrières d’Europe, à l’exception de quelques-unes très rares en Espagne et au Portugal, [. . .] n’ont pas connu les foules tassées et purulentes d’esclaves, [. . .] qui hantent le climat des villes portuaires des Amériques, de la Caraïbe ou du Brésil, [. . .] ici en France ou en Angleterre, et encore plus au Danemark ou en Suède, nous cherchons en vain les stigmates de la Traite, l’odeur n’a pas duré dans l’air, il n’y a jamais eu d’odeur [. . .]. Preuve que le vent n’a pas gardé mémoire vengeresse, il fait unanimement de ces Ports, de la Manche ou de la Guyenne, sans distinction, autant de plaisirs atlantiques purs” (Ormerod 217–18).

4. Édouard Glissant emprunte le partage des Amériques en trois zones de peuplement aux théories du sociologue jamaïcain Rex Nettleford et de l’anthropologue brésilien Darcy Ribeiro, repris par l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla. Il les mentionne notamment dans Introduction à une poétique du divers (13–14) et dans Le Discours antillais (229): peuples témoins dans la Meso-America, peuples transbordés dans l’Euro-America, peuples issus de la créolisation et de la société de plantation dans la Neo-America. C’est Rex Nettleford qui emploie plus précisément l’expression de Plantation America que nous reprenons ici, dans Caribbean Cultural Identity. The Case of Jamaica (149).

5. Le livre IV du long poème Les Indes (139–47) était déjà consacré à la Traite, mais le passage s’inscrit dans une forme de continuité avec la Conquête puis les figures de Libérateurs, il n’est pas conçu comme rupture et commencement. Le thème du gouffre sera ensuite repris, en particulier dans Mahagony (214–16), qui déploie le triple abîme de la traversée dans des termes très proches de ceux de l’ouverture de Poétique de la Relation, constituant ainsi l’écho et la préfiguration romanesque directe de l’essai. Il est décliné d’une autre manière dans Ormerod, où le gouffre est chtonien, s’inscrivant dans le paysage de Sainte-Lucie sous la forme d’une ravine qui a englouti l’histoire de ses révoltes et qu’il faut déchiffrer à nouveau. La traversée est également retravaillée, ressassée à travers l’histoire individuelle et presque mythologique de certains personnages comme Oriamé ou Odono, mais toujours par fragments et détours fulgurants.

6. Catherine Delpech affirme à juste titre que “le recours à une poétique plutôt qu’aux sciences humaines permet de réanimer les événements de l’histoire collective raturés par l’Histoire occidentale en désamorçant la question de la prééminence du mythe ou de l’histoire” (210). Le parti pris de l’imaginaire permet donc de questionner, sinon de dépasser, les partitions du savoir établies par les sciences humaines; c’est du moins ce que nous tentons de montrer à partir de l’exemple précis du roman.

7. Nous renvoyons en particulier à l’ouvrage de Dominique Chancé, Édouard Glissant, un “traité du déparler” (213–18). Elle met en relation “la barque ouverte” et l’élaboration conjointe du gouffre dans Mahagony en montrant que l’évocation du “non-monde” de la Traite et la naissance du concept de “tout-monde” sont dialectiquement liées: le “tout-monde,” qui apparaît pour la première fois dans Mahagony, répond au gouffre. Nous nous plaçons donc en amont de cette réflexion, en examinant la première construction romanesque de la traversée.

8. D’ailleurs, la seule “datation” qui figure en annexe à la fin du roman (333) est constituée de deux colonnes, une pour les Longoué et une pour les Béluse, avec au milieu quelques notations relatives à la troisième famille évoquée, les Targin: la chronologie historique est donc avant tout généalogique ici.

9. L’œuvre romanesque de Glissant commence en réalité avec l’agonie de papa Longoué, évoquée dans La Lézarde (186–88), et développée plus tard dans Tout-monde (104–44).

10. Dominique Chancé évoque bien ces attitudes antagonistes face à la parole et au savoir de papa Longoué (44–45) et de Mathieu (175–76), mais elle travaille essentiellement sur l’évolution de chaque personnage au fil des romans: d’une part l’éclatement et la dissémination de la parole du quimboiseur répartie entre plusieurs personnages qui la relaient plus ou moins obscurément, d’autre part le déchirement de Mathieu pris entre les postures de visionnaire et de théoricien. Nous souhaiterions insister quant à nous sur l’évolution de leur relation dans Le Quatrième Siècle et sur ce qu’apporte leur confrontation à l’évocation du bateau négrier.

11. “(dans ce langage inappréciable, tout en manières et en répétitions, qui n’en avançait pas moins avec sûreté vers un savoir, au-delà des mots, que seul papa Longoué pouvait deviner: car il ne prévoyait rien avec évidence et à vrai dire se laissait guider par la suite capricieuse des paroles; oui, de ce parler qui convenait si bien à l’épaisseur du jour, au poids de la chaleur, à la lente mémoire)” (17).

12. Voir par exemple l’évolution entre ces deux passages, du silence circonspect à la libération de la parole au-delà des clivages: “Aussi avaient-ils peur des mots et n’avançaient-ils qu’avec précaution dans la connaissance. Ils pressentaient pourtant qu’ils se rencontreraient à un moment ou à un autre, quoiqu’ils fussent (pensait Longoué) un Béluse et un Longoué. L’homme cédait donc à l’enfant et commençait à préparer ses mots, à suivre lui-même son discours, à l’ordonner, à l’étendre” (17).–“Ils oubliaient l’un et l’autre cette énorme distance entre eux et les événements, cet océan au fond duquel ils plongeaient [. . .], comme si ces personnages qu’ils faisaient revivre étaient en eux des travailleurs plus réels et pesants. Ils ne s’apercevaient pas du chemin parcouru; qu’ils parlaient maintenant avec une précision insouciante, ne s’inquiétant plus de se heurter l’un l’autre; qu’ils parlaient ‘à haute voix’ dans le crépitement de la chaleur; que la magie et la suite logique ne servaient plus que de prétexte” (87).

13. Par exemple: “Ils ne se doutaient pas que ce vent, si brusquement tombé à trois heures qu’on eût dit que les nuages là-haut s’étaient figés, ne faisait qu’imiter le passé soudain tombé sur eux” (87).

14. “Ils [papa Longoué et Mathieu Béluse] virent dans l’encadrement des branches la terre rouge là-bas, cernée par les alignements, et qui venait lécher, à larges coups de carreaux labourés, les premières profondeurs sur la pente du morne. [. . .] C’était là.

Oui. Là le fugitif [l’ancêtre Longoué] avait su qu’en atteignant le morne il serait sauvé. [. . .] Il vit la première rangée devant lui. Des troncs épais dont les feuillages se confondaient. Il eut un han! et il bondit dans le tout” (49–50).

15. “La pluie lavait, apprêtait pour la vente, absolvait. Dans la cale cependant l’odeur s’épaississait. L’eau charriait des pourritures, des excréments, des cadavres de rats. La Rose-Marie, à la fin lavée de ses vomissures, était vraiment une rose, mais qui tire sa sève d’un vivant fumier” (25).

16. “La tôle remisée, la corde innocente tel un agrès pour les manœuvres, le gibet à nouveau insignifiant: un petit mât sans potence ni crocs; les fouets dans la chambre d’armes, le fer à rougir aussi, et le filet toujours au même endroit, comme paré pour une pêche distrayante; le bateau ainsi débarrassé de ses signes d’enfer; un honnête navire marchand” (27).

17. Wilson Harris, penseur fondamental de la Caraïbe anglophone, développe toute une théorie du limbo dance comme forme de renaissance culturelle née sur le pont même des bateaux négriers, compensant le démembrement des peuples et la coercition absolue de l’espace par des mouvements désarticulés, et formant une performance qui perdure après la traversée. Voir Wilson Harris, “History, Fable and Myth in the Caribbean and Guianas” (152–66), cité et commenté par Maria Diedrich, Henry Louis Gates Jr. et Carl Pedersen dans l’introduction de Black Imagination and the Middle Passage (5–13), et par Carl Pedersen dans “Sea Change: The Middle Passage and the Transatlantic Imagination” (42–51).

18. Mathieu déplore ainsi cet oubli: “et ils vécurent jusqu’à aujourd’hui dans cette absence, roulant les Béluse et les Longoué dans leur absence et effaçant peu à peu le sillon du bateau dans l’océan; jusqu’à ce qu’un jeune garçon comme moi, quand il a lu des livres, et il a grandi trop vite, oui trop vite, enfin regarde l’écume à la surface de la mer et cherche l’endroit où la corde traîna les corps bleus et gonflés; jusqu’à ce que moi qui n’ai pas oublié puisque je n’ai jamais rien su de cette histoire, je vienne seul pour questionner le plus vieux par ici et qui est papa Longoué, toi, toi qui as oublié sans oublier puisque tu vis dans les hauteurs loin de la route, et tu prétends qu’il ne faut pas suivre les faits avec logique mais deviner, prévoir ce qui s’est passé” (66).

19. C’est encore Mathieu qui s’emporte contre les “niais” qui nient leur ascendance africaine en affirmant une ascendance amérindienne fantasmatique: “Descendants de Caraïbes, tu entends! Parce qu’ils désiraient tout bonnement effacer à jamais le sillon dans la mer” (309).

20. La Relation et le Divers sont deux concepts fondamentaux de Glissant pour penser le rapport au monde et à l’autre, développés tout au long de son œuvre. Pour une évocation du lien fécond entre ailleurs et imaginaire et une exploration limpide du concept de Relation, voir l’article d’Arnaud Sabatier, “Les Pacotilleuses d’Édouard Glissant: Une poésie de la résistance. Philosophie de la Relation et politique de l’imaginaire.”

21. L’opposition des deux modes de savoir, de la consignation écrite et de la mémoire orale toujours liée aux éléments naturels, fait apparaître ici les failles et les non-dits des registres: “Et pendant ce temps, les registres fonctionnaient! Venir, la canne, mourir. Tu consultes les vieux papiers, voilà ce que tu vois: venir, la canne, mourir. Aussi bien dans les fonds que sur les hauteurs” (253); “Alors! Tu espères qu’un registre, un de ces gros cahiers qu’ils ouvrent à la mairie sous ton nez pour t’impressionner, peut te dire pourquoi un Béluse suivait ainsi un Longoué, [. . .]? Ouvre tes registres, bon, tu épelles les dates, mais moi tout ce que je sais lire c’est le soleil qui descend en grand vent sur ma tête” (246).

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