University of Nebraska Press
  • Témoigner en tiersLe Journaliste Henry Barby face aux massacres des Arméniens durant la Grande Guerre

En 1915–1916, les autorités turques mettent en œuvre le massacre et la déportation de plus d’un million d’Arméniens de l’Empire ottoman. À l’époque, cet événement retient l’attention de l’opinion internationale et fait l’objet d’une couverture médiatique relativement importante. Parmi la masse de témoignages qui sature l’espace discursif consacré aux massacres des Arméniens, nous avons choisi de retenir le récit d’un des rares journalistes français présents sur le front du Caucase, Henry Barby. Témoignant en tiers, ou pour ainsi dire de l’extérieur de la catastrophe, Barby admet sa difficulté à rendre compte du drame qui s’est déroulé en Asie Mineure et à en dresser le tableau le plus complet. Dans le cadre de cet article, nous souhaitons analyser la structure d’accréditation et d’attestation par laquelle le témoin, Henry Barby, cherche à représenter l’expérience dont il est porteur et à convaincre les lecteurs de la véracité des événements incriminés.

Mots clés

témoin, histoire, génocide, arménien, journaliste

Le premier novembre 1914, l’Empire ottoman entre en guerre en tant qu’allié des puissances centrales: l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Quelques semaines plus tard, à la fin du mois de décembre 1914 et au début de janvier 1915, les armées ottomanes, dirigées par le général Enver Pacha, subissent une terrible défaite face aux Russes à Sarikamish. À tort, la population arménienne, accusée par les autorités ottomanes d’avoir pris le parti des Russes, est blâmée pour cette défaite stratégique (Kévorkian 277–79). Quelques semaines plus tard commence le génocide des Arméniens. Tout au long des années 1915–1916, les autorités turques mettent en œuvre le massacre et la déportation de plus d’un million d’Arméniens de l’Empire ottoman.1

Malgré la censure et l’éloignement géographique, cet événement-catastrophe retient l’attention de l’opinion internationale et fait l’objet d’une couverture médiatique relativement importante (Becker, Winter 291–313; Leonard 294–308; Chabot, Desjardins, Kasparian 285–96). Journalistes, consuls, missionnaires, rescapés [End Page 91] des massacres prennent la parole pour dénoncer un crime à proprement parler extraordinaire. Leurs récits sont relayés par la presse étrangère alors que les maisons d’édition publient mémoires, rapports, journaux personnels relatant les événements qui se sont déroulés aux confins de l’Asie Mineure. Par exemple, en français, les ouvrages d’Émile Doumergue, L’Arménie, les massacres et la question d’Orient, et de René Pinon, La Suppression des Arméniens. Méthode allemande-Travail turc, paraissent en 1916. En traduction française, ceux d’Herbert Adams Gibbons, Les Derniers Massacres d’Arménie. La Page la plus noire de l’histoire moderne, du vicomte Bryce, Le Traitement des Arméniens dans l’Empire ottoman, 1915–1916. Documents présentés au vicomte Grey of Fallodon secrétaire d’État aux Affaires étrangères et d’Henri Morgenthau, Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau. Vingt-six mois en Turquie sont publiés respectivement en 1916, 1917 et 1919.

Plusieurs facteurs expliquent cette attention médiatique sans précédent pour un crime de masse survenu dans une région éloignée et isolée au moment où l’opinion publique occidentale a les yeux tournés vers les champs de bataille européens. Parmi ceux-ci, nous retenons d’abord le fait que les Arméniens représentent une minorité chrétienne opprimée au sein d’un État musulman devenu, dans le contexte de la Grande Guerre, un ennemi depuis son alliance avec l’Empire allemand. Cette proximité culturelle et religieuse est propre à susciter la sympathie des lecteurs occidentaux pour les Arméniens. D’ailleurs, dans le discours de propagande allié, largement relayé par la presse occidentale, les gouvernements allemand et turc sont assimilés l’un et l’autre à la figure du barbare sanguinaire qui se livre aux pires atrocités contre les civils, au mépris des valeurs humaines et chrétiennes. Aussi, les pays de l’Entente ont rapidement dénoncé ces nouveaux crimes commis par les autorités ottomanes contre les lois de l’humanité, contribuant ainsi à leur conférer un caractère hors norme par rapport aux exactions commises durant la guerre.2 Dans ce cadre, les journaux ont été sensibles à la nature exceptionnelle des crimes perpétrés contre les Arméniens.

Parmi la masse de témoignages qui sature l’espace discursif consacré aux massacres des Arméniens, nous avons choisi le récit d’un des seuls journalistes français présents sur le front du Caucase, Henry Barby, correspondant de guerre pour Le Journal. Ce quotidien est l’un des quatre grands journaux qui dominent la presse française à l’époque de son âge d’or (Bellanger 298). En 1916, le reporter accompagne l’armée russe dans son avancée en territoire ottoman, il est alors le témoin privilégié de la dévastation des vilayets arméniens.3 L’année suivante, en 1917, il publie l’ouvrage intitulé: Au pays de l’épouvante. L’Arménie martyre. Au moment de sa parution, le génocide [End Page 92] des Arméniens est, dans les faits, terminé mais la question arménienne demeure d’actualité. Pour preuve, la même année, la maison d’édition Payot publie le récit d’un journaliste allemand, Harry Stuermer, intitulé Deux ans de guerre à Constantinople, dans lequel ce témoin oculaire des événements dénonce les crimes commis par les Jeunes-Turcs contre la population civile arménienne. Deux ans plus tard, en 1919, alors que le conflit est terminé et que la Conférence de Paix de Paris doit décider du sort de l’Empire ottoman et de ses minorités, le livre de Barby est traduit et publié en arménien sous le titre Shamtanchean Mik’ayël à Constantinople chez Hasturean ew Ardik. Toujours en 1919, L’Arménie martyre est aussi publiée en russe à Tiflis. Bref, le témoignage de Barby s’inscrit dans un courant éditorial qu’il faut évidemment situer dans le contexte de la Grande Guerre marqué par la propagande de guerre mais aussi dans le contexte politique de l’immédiat après-guerre où la cause arménienne est discutée par les Alliés à la Conférence de Paix.

Dans le cadre de cet article, nous tenterons de répondre à deux questions: quels procédés narratologiques le témoin utilise-t-il pour évoquer sa vision des événements? Quel type de savoir ce témoignage offre-t-il au lecteur? Pour ce faire, notre texte comprendra trois parties: la première présentera brièvement le parcours professionnel de l’auteur. La seconde analysera le statut du témoin et la structure narrative mise en œuvre pour attester de la véracité de son témoignage. La troisième questionnera le type de savoir qui est transmis au lecteur à travers ce récit.

Henry Barby, correspondant de guerre

L’ouvrage d’Henry Barby, Au pays de l’épouvante, est bien connu des spécialistes du génocide des Arméniens, alors que notre connaissance du parcours biographique de l’auteur demeure lacunaire. En effet, les recherches effectuées jusqu’à maintenant ne nous ont malheureusement pas permis de trouver beaucoup d’informations à son sujet. À partir des éléments biographiques dont nous disposons, nous brosserons un tableau rapide de son parcours professionnel.

Né en 1876, Henry Barby serait décédé en 1935.4 À compter de 1910, il est correspondant pour Le Journal (bdic-Services archives 1–2). Deux ans plus tard, en 1912, le reporter couvre le conflit qui oppose la Serbie à l’Empire ottoman dans le cadre des guerres balkaniques. À l’annonce du conflit austro-serbe à l’été de 1914, il retourne en Serbie comme correspondant de guerre. À la suite de cette expérience, le reporter rédige trois ouvrages: Les Victoires serbes, La Guerre serbo-bulgare et L’Épopée serbe. L’Agonie d’un peuple.5

Au printemps de 1916, Barby est à la frontière russo-turque. À partir de là, il accompagne les troupes russes engagées sur le front caucasien. Selon ses dires, il arrive à Erzeroum au mois de mars en provenance de Tiflis et de Sarikamish, soit plus d’un [End Page 93] an après la terrible défaite de l’armée ottomane face aux Russes (19–20). Le journaliste poursuit son périple: en avril, il est à Trébizonde occupée par les Russes, puis, deux mois plus tard, en juin, il est de retour à Erzeroum. En juillet 1916, il est peutêtre à Kharpout, son récit demeure imprécis à ce sujet, mais il semble avoir parcouru les agglomérations arméniennes de cette région dévastée par les Turcs. En compagnie de volontaires arméniens et de troupes russes, il se rend ensuite à Van, probablement au début du mois de juillet, il visite alors la ville en partie détruite suite à la résistance armée menée par la population arménienne contre les soldats turcs. En août 1916, il est à Erzindjan prise par les Russes.

Plus tard, Henry Barby se retrouve à Tiflis où il recueille les témoignages de nombreux orphelins rescapés du génocide. C’est sans doute à Tiflis en 1916, ou peut-être à Bakou, qu’il rencontre et collabore avec l’écrivaine arménienne très réputée Zabel Essayan car, en 1916 et en 1917, celle-ci réalise pour le journaliste plusieurs traductions de l’arménien au français.6 En 1918, Barby se trouve toujours en Transcaucasie afin de couvrir la résistance arménienne contre les Turcs et les Bolchéviques. Autour de ces événements, il rédige un nouveau livre au titre évocateur: La Débâcle russe. Les Extravagances bolchéviques et l’épopée arménienne.

Si l’on se fie à ces quelques éléments biographiques, Henry Barby incarne en son temps la figure du correspondant de guerre, du grand reporter, figure qui a émergé à l’époque de la guerre de Crimée, selon l’auteur Phillip Knightley dans son ouvrage Le Correspondant de guerre. Aventuriers, baroudeurs, écrivains, les grands reporters sont les héros du journalisme. À travers ses récits, Barby relate les faits, dépeint les lieux et narre ses rencontres, mais il cherche aussi à offrir aux lecteurs une vision de l’événement. Sa narration, empreinte d’exotisme et de tragique, allie volontiers les genres: récit de voyage, témoignage à chaud et enquête de terrain. La deuxième partie de notre article nous permettra d’éclairer le statut de ce témoin et la structure narrative de son témoignage.

Un témoin face “À l’épouvante”

La construction narrative du témoignage d’Henry Barby est complexe: le texte ne suit pas une progression linéaire, mais procède plutôt d’une progression éclatée. En effet, le récit que livre le journaliste des événements survenus en Asie Mineure est formé de fragments, de scènes, d’épisodes qui, par un effet d’accumulation, nous offrent un tableau saisissant du drame qui frappe l’Arménie. Le récit est à la fois diegesis et mimesis, parfois l’auteur rapporte les faits efficacement, alors qu’à d’autres moments, il s’efface et représente directement une scène dialoguée à laquelle le lecteur semble assister.

L’ouvrage est divisé en neuf chapitres très inégaux. Le plus long, intitulé “La [End Page 94] tragédie arménienne,” donne à lire la géographie des massacres et de la déportation, tout en suivant les déplacements de Barby: d’Erzeroum à Trébizonde en passant par Erzindjan et Van. D’autres, très courts, une dizaine de pages, sont des fragments rassemblés sous un intitulé qui leur confère leur cohésion narrative, mais aussi parfois une forte charge affective comme le chapitre intitulé “Les Enfants Arméniens [sic].” Dans ce court récit, le journaliste s’intéresse aux orphelins abandonnés à leur sort, cachés dans les décombres des villages ou encore errant dans les régions dévastées. Selon l’auteur, ces rencontres, “d’une étrangeté poignante” (153), semblent sortir tout droit d’un Moyen Âge légendaire, attestant, si besoin est, du recul de l’Empire ottoman aux temps des Barbares.

Dans ce témoignage, la principale instance énonciatrice est l’auteur, or celui-ci possède plusieurs statuts. En commençant par Barby, le reporter, le journaliste, qui mène une enquête au sens propre du terme: il est celui qui cherche la vérité. Ainsi, dans son témoignage, il écrit: “Envoyé sur place par le Journal, j’ai constaté la vérité, j’ai vu et j’ai strictement rapporté les faits que m’a révélés mon enquête [. . .]” (213). À quelques reprises, il rappelle la démarche de connaissance qu’il poursuit, par exemple, lorsqu’il arrive à Trébizonde dévastée à la suite des massacres, il écrit encore: “J’ai pu alors compléter mon enquête” (45). Son récit relève de ce que les historiens grecs, comme Hérodote, nomment l’autopsia, c’est-à-dire le rapport de celui qui voit de ses yeux (Schepens 81–93).

Barby, c’est aussi le voyageur. Dans sa narration, l’espace est élaboré dans des tableaux que le lecteur peut isoler du récit. Lors de ces pauses, il nous décrit avec lyrisme les lieux qu’il visite ou les gens qu’il rencontre. Ainsi, lorsqu’il découvre la ville de Van:

Dans la lumière d’un ciel sans tache, la large vallée qui descend du pied du Varak, [sic] présente une diversité de couleurs harmonieuses, où les ombres et les lumières se mêlent sans se heurter, où les verts se fondent dans les ors et les rouges, plaqués par le soleil, sur ce paysage délicieux. La vallée enveloppe le fameux rocher que domine l’antique forteresse de Sémiramis, puis vient aboutir au village d’Ardamed et au port d’Avantz, l’un et l’autre cachés dans des bouquets de verdure. Van dans ce monde et le paradis dans l’autre, dit un proverbe arménien. Et, en effet, son cadre de hautes montagnes, le rocher solitaire qui la sépare du grand lac, aux rives dentelées par de nombreux promontoires, les villages, les églises, les monastères accrochés sur les collines environnantes, forment un merveilleux ensemble qui surprend et ravit le voyageur.

(127–28)

Comme on peut le constater à la lecture de cet extrait, l’œuvre de Barby n’échappe pas à un effet de mode qui s’est développé à la fin du dix-neuvième siècle dans les récits de voyage et qui se caractérise par le goût de l’exotisme, de l’aventure et une certaine fascination de l’ailleurs (Bernier 43–65). Ce style qui emprunte à [End Page 95] différents genres n’est d’ailleurs pas nouveau dans l’œuvre du journaliste puisqu’on le retrouve à la lecture de ses ouvrages sur les guerres balkaniques.

Barby est aussi un témoin, mais un témoin indirect qui fait le récit de son expérience en tiers ou, pour ainsi dire, de l’extérieur, car il ne témoigne pas comme les victimes de l’intérieur de la catastrophe.7 Il faut souligner qu’en 1916, le territoire anatolien est, en réalité, vidé de sa population arménienne. Ainsi, Barby n’a pas vu de ses yeux les massacres et les atrocités qui ont frappé les civils arméniens à compter du printemps 1915. Il n’a pas vu de ses yeux les caravanes formées de centaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards conduits, dans des violences épouvantables, vers les lieux de leur relégation dans les déserts syrien et mésopotamien. Il n’a pas vu de ses yeux les camps de concentration à ciel ouvert comme celui de Der Zor où viennent mourir de faim, de soif, de maladies, les déportés qui ont survécu aux marches de la mort dans le désert. Un constat s’impose: le journaliste est le témoin oculaire des conséquences de la catastrophe qui s’est déroulée avant qu’il ne soit présent sur le terrain. Son statut est à la fois celui du témoin qui a vu, qui était là, mais aussi celui du témoin qui écoute et qui recueille les paroles des acteurs et des victimes du drame. Par son témoignage, Barby cherche à garantir la véracité des paroles recueillies et à assurer le relais continu de la mémoire des événements. Son récit offre ainsi une vision saisissante des violences extrêmes qui ont frappé les civils arméniens et du sort pitoyable des rescapés. Cela étant, Au pays de l’épouvante ne se résume pas à une relation des faits avérés non plus qu’à une description sensible de la tragédie vécue par les Arméniens. En effet, ce témoignage engage son auteur et le lecteur dans un jugement global et éthique sur l’événement relaté. Comme le rappelle le sociologue Renaud Dulong, cette démarche vise non seulement à faire connaître l’événement mais également à lui donner un sens (Dulong 179–80). La dernière partie de cet article interroge donc le type de savoir livré par ce témoignage.

Témoigner au présent pour l’avenir

Le témoignage d’Henry Barby relève du récit journalistique dont l’objectif premier est d’éclairer le lecteur sur les événements qui se déroulent sur le front méconnu du Caucase. Pour ce faire, il nous décrit les lieux, nous présente les acteurs et nous expose leurs actions. Ainsi, le journaliste joue le rôle qui est le sien: celui d’informer le lecteur. En retour, le lecteur exige du journaliste exactitude et objectivité. Dans le cadre de ce pacte, le savoir divulgué par Barby est celui des faits relatés, celui d’une vérité factuelle. La garantie de vérité est d’abord liée à l’autorité du témoin, à son statut d’observateur privilégié, de correspondant accrédité. À ce propos, il écrit: “Avant d’avoir constaté les faits de mes propres yeux, avant d’en avoir reconnu l’affreuse [End Page 96] réalité, je doutais que de telles abominations fussent, de nos jours, possibles [. . .]” (213). Mais cela ne suffit pas, le témoin doit persuader le lecteur de la véracité de son récit, de sa fidélité par rapport à la réalité. Barby écrit: “Tout ce que je rapporte dans le cours de cette enquête tragique, toutes les scènes d’horreur et de mort que je raconte, tout cela ne saurait être contesté. J’ai en main toutes les preuves de ce que j’écris” (60). Cette vérité est attestée par un certain nombre de dispositifs qui permettent de la valider. C’est ainsi que Barby renvoie le lecteur à des documents provenant de témoins autorisés et crédibles (missionnaires, consuls, infirmières, etc.) qu’il place en annexe de son récit; à des photos qu’il a prises lors de ses déplacements; à des entrevues qu’il a réalisées avec les acteurs du drame. Par exemple, il livre le récit du directeur de l’école américaine et consul d’Erzeroum, le révérend Robert S. Stapleton,8 dont il s’empresse de souligner qu’il est un témoin de premier ordre:

Ce n’est pas en spectateur impassible qu’il a assisté au martyre de la population arménienne. [. . .] M. Stapleton, secondé énergiquement par sa femme, a fait tout ce qui était humainement possible, pour sauver le plus grand nombre possible de victimes. [. . .] Témoin de toutes les atrocités commises par les bourreaux, M. Stapleton a bien voulu m’en faire le tragique récit.

(29–30)

Le témoignage du révérend Stapleton, dont Barby devient le dépositaire, vient compléter ce que le journaliste a déjà pu constater de visu. En revanche, certains témoins lui fournissent des matériaux totalement inédits, dont il ne peut rendre compte par lui-même. C’est le cas des témoignages des rescapés des “caravanes de la mort” qui ont réussi à échapper à leurs bourreaux. Le journaliste précise qu’il en a interrogé plusieurs, mais qu’il a eu du mal à obtenir leur confiance tant leurs souvenirs les obsèdent:

Une stupeur hagarde marque uniformément leurs visages, et il faut insister, les mettre en confiance, pour qu’ils se décident à raconter les scènes d’horreurs qu’ils ont vécues, et ils ne le font qu’à voix basse, en tremblant, en jetant autour d’eux des regards éperdus, comme si la mort et les supplices les menaçaient encore. Voici l’un des récits qu’ils me firent [. . .].

(63–64)

Dépositaire des témoignages qu’il a entendus, Barby admet sa difficulté à rapporter l’expérience de ces témoins. Ainsi, à propos des victimes des massacres [End Page 97] d’Erzeroum, il écrit: “Comment évoquer les effroyables scènes qui m’ont été décrites?” (26). Sur les tortures infligées aux déportés en route vers les lieux de leur relégation, il écrit encore une fois: “Je ne sais, parmi tant d’horreurs sans nom, quelles scènes de meurtre ou de sadisme choisir [. . .] pour donner une idée complète de l’effrayant martyre du peuple arménien” (86). Prenant le lecteur à témoin de ses difficultés à dire l’horreur inimaginable, Barby bute ici sur les limites du langage, car si le récit véhicule plusieurs référents (par exemple les faits attestés), c’est le langage en tant que médiation qui impose ses limites à la représentation de ces événements.

Cela étant, Barby n’est pas qu’un observateur expérimenté, il n’est pas réduit à cette seule fonction, il est aussi un témoin engagé qui veut partager avec les lecteurs ses opinions et ses émotions, offrant ainsi, malgré les difficultés qu’il a évoquées, une représentation de l’événement. Partant, cet engagement dévoile une expérience, un savoir qui n’est pas seulement celui des faits attestés dont le témoin se porte garant, mais qui est aussi celui d’une vision partagée. Cette vision est basée sur un certain nombre de valeurs et d’idéaux: compassion, humanisme et justice. Dans cette perspective, son récit constitue un long réquisitoire contre les autorités ottomanes, leurs alliés les Allemands et leurs complices sur le terrain, entre autres, les membres de l’Organisation spéciale9 et les bandes kurdes qui s’attaquent aux caravanes de déportés. Le journaliste accumule les preuves des crimes qu’ils ont commis, il écrit au début de son livre: “D’ici, je veux commencer le récit des horreurs et des crimes dont l’Arménie a été le théâtre au cours de la guerre actuelle” (20). À l’instar d’une partie des élites européennes et de l’opinion internationale, Barby dénonce des crimes d’une gravité morale sans précédent. Néanmoins, c’est dans le contexte de la Grande Guerre que ceux-ci sont compris, définis et dénoncés (Adjemian et Nichanian). En effet, c’est un État ennemi—l’Empire ottoman allié de l’Allemagne—qui a commis ces massacres. Ainsi, dénoncer la Turquie permet du même souffle de condamner l’Allemagne, tenue pour sa part responsable de crimes de guerre sur le front ouest (Becker et Winter 292). À n’en pas douter, l’ouvrage de Barby participe de la propagande de guerre puisqu’en condamnant les atrocités turques c’est la barbarie allemande que l’on fustige. Aussi, ses attentes face à la justice sont claires; il faut punir les coupables et obtenir réparation: “De tous ces forfaits la Turquie et l’Allemagne devront réparation, il faudra [les] punir selon les dispositions les plus sévères de la loi” (Barby 4). Il s’agit par là de rappeler la proclamation des Alliés du 24 mai 1915 dévoilant le crime de lèse-humanité commis contre les Arméniens et la promesse faite de traduire les coupables devant le tribunal. Cet appel sert à dénoncer les bourreaux, mais Barby réclame aussi justice en faveur des victimes au nom de l’humanité. Citant un texte de l’auteur Gabriel Mourey, il écrit: “la race arménienne [End Page 98] [. . .] a droit à la vie, non seulement du point de vue de ses destinées propres, mais au point de vue des destinées de l’humanité tout entière [. . .]” (221). À travers cette demande de justice pour les victimes, le lecteur est contraint de prendre parti: informé des événements qui se déroulent en Asie Mineure, il est convié à comprendre l’expérience tragique des témoins et à réclamer que justice soit rendue pour les victimes au nom de l’humanité.

En 1917, lorsque paraît le livre Au pays de l’épouvante, plus d’un million d’Arméniens sont morts, des centaines de milliers sont réfugiés dans la région de Tiflis et d’Erevan. Henry Barby a rencontré les acteurs du drame et a interrogé des dizaines de rescapés des massacres et des déportations. Le journaliste consigne les récits d’Areknazan, onze ans; d’une jeune fille anonyme de quatorze ans; de Zedren, treize ans; de Sara, quatorze ans; et de Païloun, dix ans, qui raconte au journaliste: “Quand on a tué ma mère j’ai crié. [. . .] Quand on a tué mon petit frère dans mes bras, j’ai perdu ma langue” (194). Ce qui est vrai au propre comme au figuré puisque, dit encore Païloun au journaliste, dans sa bouche, sa langue l’embarrasse et que, sous le coup de l’émotion, elle devient muette. À la suite de ces récits, Barby écrit: “Je m’arrête. J’ai reproduit ces récits malgré leur horreur. De tels faits ne doivent pas rester cachés. Il faut les divulguer pour que le monde civilisé, pour que l’histoire jugent les coupables” (202). Ces témoignages évanescents déposés au cœur du livre d’Henry Barby constituent autant de traces d’un drame historique dont il retrouve le fil afin d’établir la vérité. Témoignage fragile, partiel et partial comme tous les témoignages, Au pays de l’épouvante. L’Arménie martyre exprime une vision de cet événement au présent pour l’avenir. Au présent, raconter l’“épouvante”—pour reprendre une partie du titre de son ouvrage—contribue à la connaissance du massacre des Arméniens dans le contexte de la Grande Guerre. Pour l’avenir, son témoignage possède une dimension éthique puisqu’il plaide en faveur d’un idéal de justice pour les victimes, participant ainsi à la reconnaissance du génocide des Arméniens.

Joceline Chabot
Université de Moncton
Joceline Chabot

joceline chabot est professeure agrégée au département d’histoire et de géographie de l’Université de Moncton (Canada). Ses recherches portent principalement sur les violences extrêmes contre les civils durant la Première Guerre mondiale, notamment le génocide des Arméniens. Ses publications récentes abordent ces questions dans une perspective multidisciplinaire. J. Chabot, R. Godin, S. Kappler, S. Kasparian, Mass Media and the Genocide of the Armenian: One Hundred Years of Uncertain Representation, London, Palgrave Macmillan, à paraître en 2015.

Ouvrages cités

Adjemian, Boris, et Mikaël Nichanian. “Du Centenaire de 14–18 à celui de 1915. Quelle Place pour la Grande Guerre dans la commémoration du génocide arménien?” Études arméniennes contemporaines, 1er déc. 2014. Web. 7 avr. 2015.
Barby, Henry. Au Pays de l’épouvante. L’Arménie martyre. Paris: Albin Michel, 1917. Imprimé.
———. La Débâcle russe. Les Extravagances bolchéviques et l’épopée arménienne. Paris: Albin Michel, 1919. Imprimé.
———. L’Épopée serbe. L’Agonie d’un peuple. Paris, Nancy: Berger-Levrault, 1916. Imprimé.
———. La Guerre serbo-bulgare: Bregalnitsa. Paris: Grasset, 1914. Imprimé.
———. Les Victoires serbes. Paris: Grasset, 1913. Imprimé.
bdic-Service archives. Henry Barby (1876–19xx). Imprimé.
Becker, Annette, et Jay Winter. “Le Génocide arménien et les réactions de l’opinion internationale.” [End Page 99] Vers la guerre totale. Le Tournant de 1914–1915. Coord. John Horne. Paris: Tallandier, 2010. 291–313. Imprimé.
Bellanger, Claude. Histoire de la presse française. De 1871–1940. Vol. 3. Paris: puf, 1972. Imprimé.
Bernier, Lucie. “Fin de siècle: Le Récit de voyage en Extrême-orient.” Revue de Littérature Comparée 297.1 (2001): 43–65. Imprimé.
Bryce, James. Le Traitement des Arméniens dans l’Empire ottoman, 1915–1916. Documents présentés au vicomte Grey of Fallodon secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Laval: Imprimerie G. Kavanagh, 1917. Imprimé.
———. The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire 1915–16. Documents Presented to Viscount Grey of Fallodon Secretary of State for Foreign Affairs. London: Sir Joseph Causton and Sons Limited, 1916. Print.
Chabot, Joceline, Philippe Desjardins, et Sylvia Kasparian. “Les Mots pour le dire. Analyse d’un corpus de presse canadienne-française sur le génocide des Arméniens (1915–1920).” Actes des neuvièmes journées internationales d’analyse statistique de données textuelles. Vol. 1. Coord. Bénédicte Pincemin et Serge Heiden. Lyon: pu de Lyon, 2008. 285–96. Imprimé.
Coquio, Catherine. “À Propos du nihilisme contemporain. Négation, déni, témoignage.” L’Histoire trouée, négation et témoignage. Coord. Catherine Coquio. Nantes: L’Atalante, 2003. 23–89. Imprimé.
Doumergue, Émile. L’Arménie, les massacres et la question d’Orient. Paris: Foi et Vie, 1916. Imprimé.
Dulong, Renaud. “La Dimension monumentaire du témoignage historique.” Sociétés & Représentations 1.13 (2002): 179–97. Imprimé.
Gibbons, Herbert Adams. Les Derniers Massacres d’Arménie. La Page la plus noire de l’histoire moderne. Paris, Nancy: Berger-Levrault, 1916. Imprimé.
Kévorkian, Raymond. Le Génocide des Arméniens. Paris: Odile Jacob, 2006. Imprimé.
Knightley, Phillip. Le Correspondant de guerre. De la Crimée au Vietnam. Héros ou propagandiste? Paris: Flammarion, 1976. Imprimé.
Leonard, Thomas C. “When News is Not Enough: American Media and Armenian Deaths.” America and the Armenian Genocide of 1915. Coord. Jay Winter. Cambridge: Cambridge UP, 2003. 294–308. Print.
Morgenthau, Henri. Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau. Vingt-six mois en Turquie. Paris: Payot, 1919. Imprimé.
Pinon, René. La Suppression des Arméniens. Méthode allemande-Travail turc. Paris: Perrin, 1916. Imprimé.
Schepens, Guido. “L’Idéal de l’information complète chez les historiens grecs.” Revue des Études grecques 88.418–423 (1975): 81–93. Imprimé.
Stuermer, Harry. Deux Ans de guerre à Constantinople. Études de morale et politique allemandes et jeunes-turques. Paris: Payot, 1917. Imprimé.
Ternon, Yves. Les Arméniens. Histoire d’un génocide. Paris: Éditions du Seuil, 1996. Imprimé.
Toroyan, Hayg, et Zabel Essayan. L’Agonie d’un peuple. Paris: Classiques Garnier, 2013. Imprimé. [End Page 100] [End Page 101]

Footnotes

1. Bien que le nombre des victimes du génocide des Arméniens fasse encore l’objet de débats, la majorité des chercheurs s’entend pour dire qu’il dépasse sans doute le million. Yves Ternon estime quant à lui le nombre des morts à 1 200 000 (300).

2. Le 24 mai 1915, dans une déclaration publique, la France, la Grande-Bretagne et la Russie n’hésitent pas à accuser le gouvernement turc de crime contre l’humanité et la civilisation.

3. L’Anatolie orientale, que parcourt Barby en 1916, est divisée en six vilayets, c’est-à-dire des provinces, dans lesquels on retrouve une grande partie de la population arménienne de l’Empire ottoman. Au 19e siècle, la création de ces six provinces par les autorités ottomanes a permis de diluer la population arménienne chrétienne au sein d’une majorité musulmane (Ternon 63–64).

4. Nous n’avons pu établir de manière définitive la date de son décès.

5. Toutes les références suivantes à Barby seront tirées de son ouvrage Au pays de l’épouvante.

6. C’est ce que nous apprend Marc Nichanian dans sa postface à l’ouvrage d’Hayg Toroyan et Zabel Essayan (L’Agonie d’un peuple 154–56).

7. L’origine latine du terme “témoin” est testis, c’est-à-dire celui qui assiste en tiers à un événement auquel d’autres personnes se sont intéressées. Le témoin tiers se distingue ainsi du superstes, celui qui est partie prenante de l’événement, celui qui témoigne au-delà, autrement dit le survivant (Coquio 28).

8. Il est à noter que ce n’est pas la première fois que le témoignage de Robert S. Stapleton est sollicité et cité dans le cadre des massacres d’Erzeroum. Dans une lettre datée du 21 mars 1916 au consul américain de Tiflis, F. Willoughby Smith, le révérend Stapleton atteste des tueries qui ont fait cinquante victimes chez les Arméniens de sa ville et désire que ces faits précis soient rapportés à l’ambassadeur américain à Constantinople, Henri Morgenthau. Cette lettre est citée dans la version anglaise du “Livre bleu” sur les massacres des Arméniens mais pas dans la version française. C’est pourquoi nous renvoyons le lecteur au livre paru en anglais (Bryce 592).

9. Il s’agit d’un groupe paramilitaire, créé au mois d’août 1914 par le Comité Union et Progrès, qui est chargé de lutter contre ceux que l’on désigne par l’expression d’ennemis intérieurs. Ce sont les Arméniens qui sont désignés par ces termes (Kévorkian 226–28).

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