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  • Entre les dieux et les animaux:Salammbô et la bête humaine de Flaubert
  • Göran Blix (bio)

Le lecteur de Madame Bovary est déjà au courant de l’idée grotesque que Flaubert se fait de l’animal humain : comme les bêtes exhibées aux comices agricoles et dont les beuglements constituent le fond sonore, les hommes sont aussi des êtres lourds et stupides dont les lieux communs n’arrivent pas à traduire l’expérience singulière. Quand on sait quelle fascination la bêtise a exercée sur Flaubert, on est tenté de croire que son premier mot sur ce sujet est aussi son dernier. Or, ce n’est pas le cas, puisque l’imagerie animale qu’il déploie dans Salammbô s’enrichit très largement et confère une richesse inattendue sur le problème de la bête humaine : au lieu d’avoir affaire à des vaches et à des moutons, on est tout de suite plongé dans une faune sauvage, exotique, et violente où se côtoient lions, éléphants, hyènes, chacals, ours, loups, autruches, chameaux, taureaux, léopards, porcs-épics, hippopotames, serpents, et scorpions, mais aussi poissons, gazelles, singes, colombes, paons, et perroquets, sans oublier, bien sûr, le bétail domestique, toujours présent. L’homme n’est pas absent, évidemment, mais il s’éclipse un peu au milieu de ce tourbillon vivant d’écailles, de plumes et de crocs parmi lesquels il fait parfois figure de bête manquée et dégénérée. Je voudrais m’interroger ici sur l’usage immodéré que Flaubert fait des animaux dans Salammbô et tenter de montrer que cette imagerie dépasse un usage purement décoratif et figuratif, c’est-à-dire, d’une part, la nécessité de la couleur locale exigée par le [End Page 723] cadre exotique, et d’autre part, les métaphores morales destinées à illustrer les personnages.

L’hypothèse est que les bêtes ne se réduisent pas simplement aux ornements ni aux figures morales, mais qu’ils jouent un rôle capital dans la vision globale que Flaubert offre ici de la Vie1. Par cette notion vague de « la Vie, » il faut entendre ici la volonté commune de durer qu’expriment, chacun à sa manière, tous les êtres désirants et souffrants, cette vertu commune aux êtres vivants qui « faisait vivre [les Barbares] » dans le défilé de la Hache : « l’amour de la vie. Ils tendaient leur âme sur cette idée, exclusivement, – et se rattachaient à l’existence – par un effort de volonté qui la prolongeait2. » Ce qui est en jeu dans cette vision vitaliste publiée peu après l’ouvrage de Darwin (en 1859) n’est peut-être pas seulement la fin de ce qu’on a appelé « l’exception humaine » – ou la vision anthropocentrique que la pensée occidentale a puisée dans la Bible–mais aussi de toute une hiérarchie métaphysique qui prescrit aux êtres leurs places dans l’univers3. On voit ici s’écrouler une économie symbolique très répandue qui a permis à des civilisations nombreuses de situer les hommes à mi-chemin entre les bêtes et les dieux, entre la terre et le ciel, et de s’arroger le pouvoir de communiquer avec les dieux grâce à la médiation même des bêtes refoulées sur la terre, que celles-ci soient rituellement sacrifiées ou paisiblement adorées afin d’assurer l’opération.

Cet ordre symbolique – et la notion même de l’ordre – semble s’écrouler dès la première page de Salammbô où le lecteur apprend que « le maître était absent » (43). Cette phrase désigne bien sûr en premier lieu l’absence d’Hamilcar, mais il faut peut-être aussi la lire plus radicalement comme une déclaration d’anarchie métaphysique : il n’y a pas, ou il n’y a plus, de maître ; le général est absent, mais il n’y a pas d’autorité non plus ; le ciel est pour ainsi dire vide, même [End Page 724] si les hommes...

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