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  • Diderot dentellière: la description des arts dans l'Encyclopédie
  • Elena Russo (bio)

Le problème qui va nous occuper dans ces pages est comment décrire des objets complexes de manière à permettre au lecteur de les comprendre et les visualiser. Je l'aborderai à partir d'une discussion croisée de passages extraits des Salons et de l'Encyclopédie. Ce rapprochement repose sur l'hypothèse que les enjeux propres à l'expressivité « poétique » du discours (la riche tradition rhétorique de l'enargeia, dont il sera question plus loin) qui surgissent dans la description d'une œuvre d'art ne sont pas conçus comme fondamentalement différents de ceux que pose la description scientifique.1

Dans son acception la plus répandue, la description désigne la composante « picturale » de la parole, le fait de rendre un objet présent ou « visible » à l'imagination du destinataire. C'est bien de vision qu'il est question dans tous les manuels de rhétorique, tantôt sous le terme d'hypotypose, tantôt sous celui d'evidentia, ou de tableau. Je vais procéder à une analyse de la description considérée, d'une part, sous sa face rhétorique et de l'autre, dans sa dimension d'outil épistémique. Ce faisant, je toucherai aussi au rapport que le langage descriptif entretient avec les arts visuels, puisque un tel rapport se trouve au cœur de l'entreprise encyclopédique. Mon propos va donc [End Page 853] avancer sur deux axes : 1) à l'intérieur même de l'univers verbal, j'examinerai comment Diderot envisage la spécificité du descriptif en tant que mode distinct du narratif ; 2) dans la perspective d'une confrontation entre le visuel et le verbal, j'analyserai le rapport entre la parole et l'image.

Tout au long de sa carrière, Diderot n'en finit pas de penser le rapport entre mots et images. Dans les Salons il s'agit de décrire des œuvres d'art (ekphrasis : la transposition verbale d'une image, le « tableau » verbal d'un tableau). Dans l'Encyclopédie, il faut décrire et/ou définir rien moins que... le tout. « Il faut d'abord que ceux qui coopéreront à cet ouvrage, s'imposent la loi de tout définir, tout, sans aucune exception2. » L'œuvre encyclopédique se propose de décrire « une machine infinie en tout sens » c'est-à-dire la « machine » de l'univers actualisé et intelligible, susceptible d'une infinité de descriptions. L'Encyclopédie se propose de recréer le monde en l'ordonnant : les éditeurs posent la question de l'ordre et de la structure analytique et descriptive de l'œuvre face au chaos d'un réel qui est, en soi, et indépendamment de nos apparats conceptuels, continu, uni et indistinct :

L'univers ne nous offre que des êtres particuliers, infinis en nombre, & sans presqu'aucune division fixe & déterminée ; il n'y en a aucun qu'on puisse appeller ou le premier ou le dernier ; tout s'y enchaîne & s'y succède par des nuances insensibles; & à-travers cette uniforme immensité d'objets, s'il en paroît quelques-uns qui, comme des pointes de rochers, semblent percer la surface & la dominer, ils ne doivent cette prérogative qu'à des systèmes particuliers, qu'à des conventions vagues, qu'à certains évenemens étrangers, & non à l'arrangement physique des êtres & à l'intention de la nature3.

Ce passage souvent cité a été reformulé plusieurs fois par Diderot, notamment dans le Prospectus ; je me limiterai ici à noter la prise de conscience de l'arbitraire de toute description : le scepticisme inhérent à la croyance que, au stade présent de nos connaissances, aucun schéma conceptuel ne pourra correspondre à la véritable nature des choses (scepticisme que Diderot partage avec bien d'autres, notamment avec Locke). L'univers des phénomènes apparaît à la fois comme un assemblage d'individus et comme une totalité indivise émanant d'une cause unique et inconnue. Dans une mer indistincte d'éléments discrets [End Page 854] il n'y aurait pas de description possible, puisque toute description pr...

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