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  • Devenir Norbert Elias. Histoire croisée d’un processus de reconnaissance scientifique : la réception française by Marc Joly
  • Arnaud Saint-Martin
Marc Joly. - Devenir Norbert Elias. Histoire croisée d’un processus de reconnaissance scientifique : la réception française. Paris, Fayard, 2012, 472 pages.

Norbert Elias (1897-1990) est désormais de ces penseurs incontournables des sciences sociales. Sa théorie du « procès de civilisation », illustrée à travers le cas de la société de cour, l’a rendu célèbre dans les années 1970, bien au-delà du cercle des spécialistes. Pourtant, il a longtemps patienté avant de devenir l’auteur consacré que l’on sait. Après avoir fui l’Allemagne en 1933, le philosophe passé sociologue peine à trouver sa place en Angleterre. Isolé, à la marge, disons même dominé, il n’est reconnu qu’au seuil de la retraite. Il faut toute la détermination d’un exilé convaincu de la pertinence scientifique de ses recherches hors normes pour tenir jusque-là. C’est ce que montre Marc Joly dans Devenir Norbert Elias, variation passionnante sur les processus d’invention intellectuelle, de reconnaissance (et de non-reconnaissance) et de canonisation des grandes œuvres de la théorie sociale.

Plutôt que de raconter selon un fil chronologique une carrière qui se conclut en apothéose, l’auteur propose d’expliquer comment Norbert devient Elias. Jusqu’aux années 1960, le sociologue vit mal le décalage entre la « force subjective de son projet intellectuel et la faiblesse objective de son statut académique ». La transition, de son vivant, du statut d’outsider à celui de « classique » est étudiée d’abord en Angleterre, puis en France. Pour ce qui concerne la sociologie anglaise – qu’on découvre de ce côté-ci de la Manche – ou le petit monde des sciences sociales françaises des années 1960-1970, la référence à Elias sert d’analyseur. La réception française, qui constitue le point nodal du livre, est auscultée dans ses moindres détails (éditoriaux, scientifiques, journalistiques…), sur la base d’un corpus très riche d’archives diverses et d’entretiens. On croise nombre d’auteurs auxquels Elias ne pouvait plus indifférer après 1970, les Aron, Bourdieu, Baechler, Flandrin, Foucault, Le Goff, Furet, Chartier, d’autres encore. Le moment français de Devenir Norbert Elias, par ses nombreuses révélations sur les rapports interindividuels (souvent conflictuels), amorce une lecture enfin dépassionnée de ces histoires.

Dans le premier chapitre « expérimental » dédié au « moment éliasien » comme dans celui que Marc Joly consacre à l’insertion difficile d’Elias dans le champ de la sociologie britannique, le lecteur apprendra à se familiariser avec un « cas », depuis son enfance jusqu’aux aléas de sa carrière académique. On découvrira très tôt comment Elias devient le novateur que l’on sait (maintenant), l’homme qui en vient à incarner la persona du savant voué à sa passion de la science : un pur objet et support de la connaissance. Son obstination impressionne d’autant plus que le « projet intellectuel » qu’il échafaude dès ses recherches sur la société de cour est en proie à l’indifférence de ses pseudo-pairs établis. Avant d’envisager le problème de la réception des œuvres, un premier intérêt de Devenir Norbert Elias est de suggérer des pistes d’explication du processus par lequel la créativité s’empare d’Elias (en relation avec son histoire individuelle). Historien, Marc Joly ne ressent aucune gêne à combiner sociologie et psychologie ni – plus délicat encore – à user de la psychanalyse dans le but d’approcher la « structure de la personnalité » et le « psychisme » (avec des guillemets, malgré tout) du sujet qui s’est imposé à lui.

On est impressionné par la persévérance d’Elias, la grande confiance en soi qui le caractérisait. Dans Norbert Elias par lui-même (1990), il a pudiquement évoqué l’amour et la bienveillance de ses parents, qui l’assuraient dans son enfance sur le [End Page 134] chemin de la vocation scientifique. Cette histoire...

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