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Anne-Claude Ambroise-Rendu. – Crimes et délits. Une histoire de la violence de la Belle Époque à nos jours. Paris, Nouveau Monde éditions, 2006, 382 pages.

Peu de sujets ont fait l’objet d’autant de renouvellements, dans les dernières décennies, que cette histoire du crime et de la violence dont Anne-Claude Ambroise-Rendu propose une relecture originale. Beaucoup de travaux ont été publiés, et l’on songera notamment aux ouvrages de Frédéric Chauvaud, de Jean-Claude Farcy, de Dominique Kalifa, de Michelle Perrot, etc. Mais certaines thèses restent difficilement accessibles, et les problématiques d’ensemble diffèrent trop nettement pour qu’on ne se perde pas dans leurs méandres. L’affaire est d’autant plus compliquée que le chantier de l’histoire de la violence est parcouru par des détectives amateurs et par des théoriciens de la délinquance qui sont parfois peu soucieux de la validité historique de leurs interprétations. C’est dire si l’entreprise délicate qui consiste à proposer une vue d’ensemble était légitime et attendue.

On pourra donc regretter qu’Anne-Claude Ambroise-Rendu commence son étude avec l’affaire Troppmann, en 1869, pour l’achever avec l’affaire d’Outreau. Cette chronologie est sans doute imposée par le cahier des charges d’une collection qui veut relire l’héritage du XXe siècle. Comme l’auteur l’explique d’ailleurs à juste titre, le second XXe siècle est le parent pauvre de cette histoire criminelle, à la fois le plus familier et le plus mal connu. Et l’on admettra sans trop de difficulté que les années 1870 inaugurent un âge médiatique de la perception de la violence. Le choix est incontestablement fondé, mais comment s’empêcher de déplorer l’absence de quelques figures légendaires ? Lacenaire, les criminels « monstrueux » du Poitou, les brigands du Directoire, les « classes dangereuses » de la Monarchie de Juillet, voilà autant de modèles qui pèsent durablement sur l’imaginaire du crime et qui auraient pu éclairer certaines réactions de la société de la Belle Époque, voire de nos sociétés contemporaines.

En revanche, la définition du crime et l’approche retenue ne prêtent pas à contestation. Il n’est pas question ici de décrire l’organisation de la délinquance ou de mesurer l’évolution des crimes et délits. Il ne s’agit pas non plus de reprendre les dossiers judiciaires à proprement parler. Non pas que ces pistes soient négligées, et Anne-Claude Ambroise-Rendu offre d’utiles mises au point sur la naissance du « milieu » ou sur la courbe de la délinquance constatée. Mais son propos est ailleurs : soucieuse d’écrire une histoire criminelle de la société française, l’auteur concentre ses analyses sur la perception sociale de la violence. Cet axe de réflexion justifie l’option narrative. En privilégiant les affaires les plus célèbres et les grandes tendances, l’ouvrage s’adapte sans doute à la bibliographie disponible. Il donne parfois l’impression de compiler des passages imposés dans un espace restreint, au risque de perdre en lisibilité et en originalité ce qu’il gagne en exhaustivité. Mais il n’y avait sans doute pas d’autres moyens de suivre la trace des débats médiatiques et des évolutions culturelles et sociales qui sont au cœur du livre.

La première partie de l’ouvrage retrace l’évolution de ces angoisses collectives. La démarche chronologique est absolument nécessaire si l’on veut éviter le piège d’une lecture structurale de la criminalité. Bien sûr, la crise sécuritaire de la Belle Époque présente des ressemblances avec l’insécurité de 2002, mais cette « concordance des temps » ne doit pas faire oublier que les formes de la délinquance ont changé, et bien plus encore les enjeux de sa médiatisation. En choisissant de distinguer six périodes, [End Page 97] Anne-Claude Ambroise-Rendu tient le cap d’une approche historienne. On peut laisser de côté la première phase qui isole assez artificiellement la décennie 1870 pour regrouper des évolutions de longue durée – l’avènement d’une criminalité individuelle qui succède à l’ère des foules et la naissance d’une répression plus scientifique, fondée sur l’expertise. Le segment 1880–1914, consacré à la crise sécuritaire, est nettement plus convaincant. On y retrouve de nouvelles figures criminelles – femmes, bandes de jeunes –, de nouvelles priorités – l’enfance martyre –, et surtout une extrême médiatisation de la délinquance – le temps des faits divers. Tout aussi logiquement, l’auteur évoque ensuite la modernisation du crime entre les deux guerres mondiales, qui font chacune l’objet de chapitres stimulants. Le traitement des passages imposés ne surprend pas vraiment, mais la naissance du « milieu », l’affaire Stavisky, les sœurs Papin ou Violette Nozières sont remises en perspective. Une très courte quatrième section évoque ensuite la « parenthèse » des années 1945–1960, entre les violences de la décolonisation, les crimes spectaculaires et le mouvement général de pacification. Dominici et René la Canne sont bien présentés, mais l’hypothèse d’une période de transition mériterait sans doute d’être développée, quitte à anticiper la cinquième partie, consacrée aux nouvelles formes de délinquance des années 1960–1975, aux blousons noirs, à la toxicomanie, à Mesrine, etc. Enfin, la dernière séquence chronologique propose une relecture bien informée des phénomènes les plus récents, entre « délinquance spectacle » et incivilités. À chaque fois, on serait naturellement tenté de souligner les omissions ou les survols, mais le format réduit de l’ouvrage imposait des choix drastiques qui sont bien défendus. D’ailleurs, si l’on peut parfois regretter que certaines affaires célèbres donnent lieu à des développements convenus, il faut saluer la volonté de ne jamais perdre de vue et de présenter dans toute sa complexité le trend du processus de civilisation et de ses limites.

Plus personnelle, la seconde partie présente quelques grands débats contemporains. Il est impossible de les évoquer tous, mais on signalera de précieux développements sur le rôle des médias, sur la statistique criminelle ou sur les représentations comparées de l’immigré, du « beur » et du tzigane comme délinquants. En prenant appui sur une lecture de longue durée pour éclairer des questions actuelles, ces pages montrent toute l’utilité sociale du travail des historiens. Elles sont moins convaincantes, en revanche, quand elles se contentent de résumer les grands traits des débats récents. Les chapitres consacrés à l’efficacité de la police ou à la prison « école du crime » manquent ainsi d’ampleur chronologique pour emporter l’adhésion du lecteur, tandis que le traitement de l’erreur judiciaire s’enferme dans le récit circonstancié d’affaires, certes emblématiques, mais trop peu mises en perspective.

L’ouvrage répond à l’ambition de son sous-titre, « une histoire de la violence ». On n’y cherchera donc pas une synthèse définitive, ni un manuel récapitulatif. Il y manquerait de toute façon une bibliographie dont on regrette vivement l’absence – mais le lecteur intéressé pourra facilement accéder aux magnifiques bases de données du site www.criminocorpus.fr , dont on ne louera jamais assez l’utilité. Là n’était pas l’objectif d’Anne-Claire Ambroise-Rendu, qui propose, en revanche, un essai utile et informé, accessible aux non-spécialistes, et susceptible d’éclairer le débat contemporain.

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