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  • Everyday Jihad. The Rise of Militant Islam among Palestinians in Lebanon
Bernard Rougier. – Everyday Jihad. The Rise of Militant Islam among Palestinians in Lebanon. Cambridge (MA), Harvard University Press, 2007, 333 pages.

Everyday Jihad est la traduction anglaise (américaine) d’un livre paru d’abord en français (Le Jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004) : ceci est suffisamment rare pour être noté, notre production universitaire peut s’exporter ! Cet ouvrage est par ailleurs issu d’un travail de thèse effectué en grande partie sur le terrain libanais. La question de l’islamisme contemporain étant au cœur de nombreuses tourmentes actuelles, il n’est pas anodin de faire un livre sur le « jihad » au quotidien. Celui-ci se veut d’ailleurs un éclairage sur les enjeux les plus immédiats : il se présente comme tel dès l’introduction, et l’actualité récente – le pilonnage du camp de Nahr al-Bârid par l’armée libanaise pendant de longues semaines – n’a fait que confirmer l’intérêt d’une exploration des forces en présence au sein des camps palestiniens du Liban 22.

L’ouvrage est construit en deux parties. La première – « The salafist dynamic » – retrace, à travers les différentes influences auxquelles il a pu être exposé, l’essor et la formation du groupe des « jihadistes » de Aïn al-Helweh (camp palestinien situé près de Saïda, sur la côte sud du Liban). Il y est aussi question de la rupture opérée entre des groupes sunnites (groupes palestiniens, mais aussi libanais) et les militants chiites du Hezbollah à l’occasion de la lutte contre « al-Ahbash », une organisation caritative islamique. La seconde partie – « Civil war ideology » – est une exploration, à partir des camps palestiniens, des tensions à l’œuvre au sein de la société libanaise et de la communauté musulmane.

Soit. Nous manquons cruellement de personnes un peu « renseignées » pour exposer ces phénomènes devenus obsessionnels dans les pages de nos journaux. Reste à savoir – au-delà des limites propres à ce genre d’exercice – comment les « renseignements » dont dispose le chercheur sont mis en perspective ou ordonnés. Le cœur de la démonstration tient, ici, en une phrase : comment le nationalisme palestinien a été remplacé par un militantisme islamiste apocalyptique, facteur de division plus que de cohésion, dans le cas particulier des Palestiniens du Liban.

Il en découle une série de développements intéressants sur la déterritorialisation du nationalisme palestinien ou sa « dépalestinisation » par le jihad : l’identité commune est musulmane, l’ennemi commun est Israël (p. 42–43, à propos d’un discours du shaykh Hallaq – un anti-OLP). C’est, à mon sens, le principal apport de l’ouvrage, même s’il ne fait pas preuve d’une grande originalité, suivant en cela l’ensemble des analystes de l’islamisme contemporain, Olivier Roy en tête. Reste que l’application de ces analyses au cas des Palestiniens du Liban restait à faire. La complexité du terrain libanais, où la situation des Palestiniens est très particulière, et le rôle qu’ils ont joué dans la guerre civile qui déchira le pays à partir de 1975 donnent à la question une résonance propre. C’est d’ailleurs pour cette raison que la généralisation proposée par Bernard Rougier me semble nuire à son propos. Emporté par la logique de son sujet, l’auteur tend lui-même à « déspatialiser » son analyse, alors qu’il avait souligné en introduction l’intérêt du terrain si singulier du Liban.

Attardons-nous sur le titre qui met en son cœur une notion non traduite – produit d’appel éditorial ? –, Jihad, dont on sait qu’elle est aujourd’hui devenue synonyme de terrorisme pour le grand public. Un esprit averti des choses de l’islam peut seul savoir que le jihad au quotidien est proprement le « grand » jihad exigé du croyant dans les [End Page 115] actes de sa vie quotidienne : respecter les commandements au jour le jour (alors que le jihad militaire n’est que le plus petit des jihad prônés par le prophète) 23. En ouvrant le livre, on s’aperçoit vite qu’il s’agit ici du jihad des « jihadistes », nouveau nom – parmi d’autres, tous utilisés dans le cœur de l’ouvrage comme synonymes : militants islamistes, militants sunnites, salafistes, etc. – des islamistes radicaux, notamment de ceux qui « se réclament de la mouvance al-Qaeda ». Au-delà d’un simple commentaire sur l’usage commun – disons journalistique – de ces termes, on pourrait souhaiter que les spécialistes de ces questions s’attachent à donner leur sens aux mots, ou, tout au moins, à restituer la construction historique de concepts trop entendus et lus pour ne pas en être devenus équivoques.

Passons au sous-titre : The Rise of Militant Islam among Palestinians in Lebanon. Là aussi, il faut peser les mots. Je ne reviens pas sur l’islam militant dont il est question : pas de place pour une option politique qui accorderait à l’islam la possibilité d’un horizon militant non-violent, voire démocratique (à la manière turque par exemple). Cet islam serait « parmi les Palestiniens au Liban » : en réalité, à la lecture, ces groupes existent au sein des camps palestiniens du Liban, ce qui constitue une petite différence. Et l’on peut suivre Hamit Bozarslan 24 lorsqu’il explique que le nouvel âge de l’islam radical se développe dans des lieux d’où l’État s’est retiré : camps d’entraînement d’Afghanistan, camps palestiniens et camps de réfugiés en général, prisons devenues de « véritables universités ». Il est à noter que Bernard Rougier situe sa recherche principalement dans un camp palestinien du Liban, celui de Ain el-Helweh. Par la suite, l’analyse se transporte dans un autre territoire, celui de la ville de Tripoli. Ainsi l’auteur ne parle pas de tous les Palestiniens au Liban, mais il fait fréquemment référence à des militants islamistes libanais liés à cette branche extrémiste qu’il identifie comme le nouvel âge du militantisme palestinien (notamment dans la dernière partie de l’ouvrage).

De qui et de quoi s’agit-il alors ? Non pas, comme le titre semble l’indiquer, d’une monographie sur les Palestiniens – musulmans – au Liban, mais bien de la constitution et de l’entraînement quotidien de groupes d’islamistes radicaux disposés à recourir au terrorisme au sein d’un camp palestinien au Liban. Combien de divisions ? Nous sommes ici typiquement dans ce que décrit Arjun Appadurai dans son dernier ouvrage : « la peur des petits nombres » 25, dont il fait une des caractéristiques des nouveaux champs de rapports de forces dans l’ère post-11 septembre. La question à laquelle s’attaque Rougier n’est pas des plus faciles. Il lui faut situer les Palestiniens dans le contexte libanais. Il le fait, de manière pas toujours convaincante, dans les premières pages, en essayant de démêler les différentes alliances nouées entre l’OLP et les acteurs confessionnels libanais. À défaut d’historiciser systématiquement ces renversements d’alliance, cette présentation a pour effet de figer les appartenances et de décrire la réalité à travers une série de sigles dont on ne sait plus comment les phénomènes qu’ils recouvrent évoluent dans le détail. Cette mise en situation crée un effet de masse pour des faits qui concernent très peu de gens au final, même si leur puissance de nuisance et de feu est importante.

L’auteur tente également de situer « les Palestiniens » dans les jeux diplomatiques de la région, notamment ceux censés relier les acteurs libanais et deux puissances régionales : la Syrie et l’Iran. Il résulte de ce présupposé (la manipulation par deux puissances régionales des acteurs libanais, Palestiniens compris) que le dernier jeu dans lequel sont pris « les Palestiniens » est celui qui opposerait sunnites et chiites – la [End Page 116] dernière prophétie auto-réalisatrice des politistes spécialistes du Moyen Orient. En cela, Bernard Rougier rejoint l’ensemble des analystes contemporains qui considèrent l’opposition entre sunnites et chiites comme une donnée universelle. On aimerait comprendre comment s’est construite cette opposition, comment elle joue vis-à-vis d’autres différenciations (entre Libanais et Palestiniens, par exemple) ; comment la fidélité à une forme d’islam (chiite) conduit parfois à être « pro-iranien » et, d’autres fois, à s’allier au groupe sunnite du Hamas – mais peut-être trouve-t-on une réponse à cette dernière question dans les récentes accusations de « chiisme » lancées contre les militants du Hamas dans les territoires palestiniens. S’il est vrai que ces oppositions existent, et surtout que les alliances évoluent au gré des circonstances et des tensions, il serait souhaitable de ne pas lire ces oppositions comme données a priori et anhistoriques. Le lecteur soucieux de mieux saisir les mécaniques en jeu dans l’histoire courte de la question palestinienne pourra utilement se reporter à deux ouvrages récents 26.

Mais puisqu’il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire, il convient de revenir sur la démonstration. Bernard Rougier fait, certainement malgré lui, un usage de l’implicite tout à fait problématique. Dans un paragraphe de l’introduction visant à rappeler les différentes étapes de l’histoire des Palestiniens au Liban – exercice hasardeux en quelques pages –, les opposants aux accords de Madrid (1991) et d’Oslo (1993) sont assimilés « en vrac » aux islamistes. S’il est vrai que les islamistes ont axé leur discours sur le refus de la négociation, on s’expose à une compréhension discutable de la question si on ne prend pas en compte que, en raison de la mise à l’écart du problème du droit au retour, les négociations israélo-palestiniennes ont été largement initiées et poursuivies « sur le dos » de l’immense majorité de la diaspora palestinienne. Cette stratégie a été vécue comme un abandon, et pas seulement par les islamistes, mais bel et bien par l’ensemble des Palestiniens du Liban.

Une telle approche, procédant par « assimilation » ou par généralisation – on passe d’un chapitre à l’autre de l’échelle libanaise à l’échelle du camp de Aïn al-Helweh –, tend à faire d’une situation particulière un problème général. Ainsi, le choix d’une posture radicale vis-à-vis des négociations en cours sur le statut des Palestiniens devient une idéologie mettant en jeu une nouvelle définition de l’identité palestinienne. Pourtant, s’il est un terrain où le positionnement politique des Palestiniens relève du pragmatisme, c’est bien au Liban. Encore une fois, l’exposé du jeu des forces en présence par Bernard Rougier laissait attendre une analyse plus complexe.

Le succès médiatique du livre mérite d’être analysé, peut-être plus que le livre lui-même. Ce type de littérature, que je qualifierai de « recherche-renseignement », se posant directement dans le registre de l’expertise – politique – plutôt que dans celui de la stricte recherche universitaire, bénéficie aujourd’hui d’une attention disproportionnée. J’y vois deux explications. La première renvoie au désarroi réel d’un certain nombre de chercheurs face à l’exacerbation des tensions au Moyen-Orient, à la lassitude éprouvée aussi devant l’éternel recommencement des guerres et des crises. Rares sont ceux qui se résolvent à toujours devoir répéter que tant que rien n’est réglé, rien ne peut avancer. Que dire, en outre, de ceux qui prédisaient un essoufflement du recours à l’islam politique dans la région ? Face à la situation actuelle, ce genre de prophétie n’est plus audible. Il faut une attention soutenue pour comprendre qu’un relatif échec de l’islam politique a pu produire al-Qaeda et ses ersatz (cf. les travaux d’Olivier Roy, par exemple). La seconde explication découle de la première. La situation mondiale, focalisée sur les « petits nombres », suscite une forme de paranoïa productrice de récits [End Page 117] en mesure de prouver sa cohérence (c’est toute la théorie que développe Appadurai de manière bien plus fine que je ne le fais dans sa « géographie de la colère » précitée). Ainsi passe-t-on du « petit nombre » à une menace globale propre à donner un sens à la violence de la période. La généralisation vise alors à gommer la complexité des situations. Ainsi des groupes « salafistes » que Rougier décrit comme des facteurs de désordre sont-ils amenés à devenir des médiateurs et des facteurs de paix au sein des camps lorsque, ainsi qu’on le constate aujourd’hui, l’État libanais en crise se retourne contre eux. Le jeu qui, selon Rougier, provoque la radicalisation islamiste et son lot « d’incontrôlables » peut aussi bien, en d’autres temps, laisser la place à une logique plus pacifique et communautaire face à des États usant de la force avec la légitimité de l’ordre.

Footnotes

22. Dans l’euphorie éditoriale qui consacre la curiosité légitime pour ces questions, l’ouvrage de J.-P. Filiu, Les frontières du jihad, Paris, Fayard, 2006 nous paraît sortir du lot par sa volonté de clarifier les enjeux, les vocables et les espaces, et de redonner aux phénomènes leur juste dimension, par delà les discours fortement politisés du moment.

23. Pour en savoir plus sur ce sujet, cf. A. Morabia, Le Gihad dans l’Islam médiéval, Paris, Albin Michel, 1993.

24. Cf. H. Bozarslan, « Le jihâd. Réceptions et usages d’une injonction coranique », Vingtième siècle, avril-juin 2004, p.15–29.

25. A. Appadurai, Fear of Small Numbers: An Essay on the Geography of Anger, Durham, Duke University Press, 2006.

26. R. Khalidi, The Iron Cage: The Story of the Palestinian Struggle for Statehood, Boston, Beacon Press, 2006, récemment traduit en français sous le titre Palestine, histoire d’un État introuvable, Arles, Actes Sud, 2007 ; H. Laurens, La question de Palestine, t. III : L’accomplissement des prophéties, 1947–1967, Paris, Fayard, 2007.

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